- Essais / monographie
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Stéphanie Airaud
La reconnaissance des motifs, monographie, Manuella Éditions, 2019
Pans mémoriels et trésors de guerre
Le 5 juillet 2014, furent installés, dans le bassin de style rocaille du jardin du MAC VAL, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, trois dispositifs sculpturaux de Guillaume Constantin, réunis sous le titre Penser les objets par les bords1.
En écho aux traces présentes, cachées et supposées dans le jardin du musée, ils réunissaient et stratifiaient matériaux et objets d’échelles et de natures différentes, chacun chargé d’une histoire singulière, issus de la collection de l’artiste ou directement extraits du contexte (rocaille, plan d’eau, canards, arbres, architecture du musée, etc.). Se trouvaient ainsi logés dans les plis en Bakélite brune : un globe de lampe en verre, une brique, un objet-souvenir du musée du Berry, un fragment d’évier en céramique émaillée, du marbre taillé, pareil aux marbres inclus dans le sol du parvis et des jardins du MAC VAL, un petit bloc d’ABS, un fragment de ciment rainuré, un dossier cassé de chaise en bois moulé et, enfin, un morceau de moulure (en bois).
Guillaume Constantin travaille à dévoiler la mémoire des lieux, en convoquant un collège d’objets, choisis pour leur capacité à ouvrir des pans mémoriels – et comme autant de trésors de guerre. Le concept du Kriegsschatz (littéralement « butin de guerre » en Allemand) 2 instaure la mémoire comme patrie, lieu de survivance du vécu conscient et inconscient de chacun. L’anachronisme dont use l’artiste pour organiser les apparitions de ses objets prélevés çà et là, pourrait trouver ici une filiation. Clin d’œil à l’art mnémonique antique 3 fondé sur l’association d’une idée à une image mentale située dans un espace architectural lui-même imaginaire, les dispositifs de Guillaume Constantin disposent et jouent avec la présence fantomatique de ces « trésors » ainsi préservés de l’oubli. Telles les inclusions figées dans la transparence du quartz fantôme, ils semblent mettre la mémoire en mouvement et offrir ainsi à celui ou celle qui adhère au pacte magique de la matière, une autre forme de conscience de l’espace et du temps.
1. Le titre de l’installation provient de Autoportrait d’Édouard Levé : « Je pense les objets par leurs bords. », P.O.L, Paris, 2013, p. 37.
2. Le Kriegsschatz est, par ailleurs, un élément central de l’œuvre de l’artiste Sarkis (né en 1938).
3. Voir Frances Yates, L’art de la mémoire (1966), trad. Daniel Arasse, Gallimard, Collection « Bibliothèque des Histoires », Paris, 1987.
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Antonia Birnbaum
La reconnaissance des motifs, monographie, Manuella Éditions, 2019
Détails de ce qui change
Une géométrie à bords variables des dispositifs et des objets qu’ils abritent, voilà ce qui, d’emblée, frappe dans les expositions de Guillaume Constantin : Arrondir les angles (Eternal Gallery, Tours, 2015), Un Mur d’argyle (Ateliers Vortex, Dijon, 2016) ou L’Inconnue de la Seine, un songe (exposition collective, Clermont-Ferrand, 2016). L’espace s’y distribue de façon tournoyante, débordante. Ainsi d’un retable rose qui s’ouvre de tous côtés, sur toutes ses faces, et présente sur des reposoirs un heaume plastifié, un fragment orné de triangles : l’ensemble ne peut s’appréhender que selon la transformation continue, interne des points de vue dont la construction est le foyer divergent vide, insaisissable. Ainsi de la copie en plâtre d’un rhyton qui ornait la villa Borghese, logée dans une alvéole de l’escalier, enveloppée dans les rubans de liège isophonique qui « bourrent » le vide entre la forme et l’espace de son déploiement.
Ailleurs, l’artiste dispose au sol des socles en des plans successifs, superposés en éventail, de panneaux de bakélite. Ou encore, à la verticale, il déplie les plans percés de fenêtres de cadres verts (de 2,50 mètres de haut), tels les pages d’un livre en hélice entre lesquelles s’insère le corps d’un mannequin, tandis que le masque de son visage repose sur un bord. Pli et dépli. On discerne là une logique récurrente qui parcourt le travail, et qui tantôt s’extrait pour se cristalliser en une forme proche de celle d’une hélice, éventail mécanisé aux pales multidirectionnelles, comme les Stop Motion 1 flottant dans l’eau.
Ces plis et déplis développés en toutes les directions, s’inversant en recto verso, affectent les matières d’un processus, et l’espace d’exposition d’une instabilité foncière. Rien n’est immobile ni isolé dans sa propre solidité. Les cadrages ainsi disposés sont des textures plutôt que des structures, ils prolongent leurs contours au-delà d’eux-mêmes, passent insensiblement dans ce qui est alentour. Ils projettent les objets qu’ils abritent en l’aménagement d’un réseau de circulations, d’un cycle, font appel à une narration.
Espaces emboîtés à surfaces démultipliées, crâne, membra disjecta d’une armure, ornements: une atmosphère baroque, assurément. Pourtant, une hésitation surgit quant au déchiffrement appelé. L’éparpillement des fragments en présence renvoie-t-il à un éparpillement sémantique, à des rapports de signification ? Mais quels rapports peut-il bien y avoir entre un verre de lampe industriel à moitié restauré, un sweat-shirt imprimé d’une reproduction du Jugement dernier de Hans Memling, des gravures laser de cartes de Tendre, des photographies de surfaces flottantes ? Il n’y a là aucun chemin, plutôt une butée.
Pour cerner ce qui, entre eux, fait rapport, agencement, mieux vaut abandonner le registre sémantique. Poser la question autrement : de quels processus ces objets sont-ils les signes, de quelle succession sont-ils les « détails de ce qui change » (Leibniz) ? Un détour par le statut du signe allégorique éclaire la chose. On sait qu’à la différence d’un symbole, qui se signifie lui-même, incarne immédiatement son sens, l’allégorie signifie quelque chose qui diffère d’elle-même et ce faisant, elle reste tributaire d’un développement dans le temps, affectant aussi bien sa construction que sa lecture : elle inclut en elle son propre vieillissement historique. L’allégorie ne possède pas d’unité, d’identité, sinon « l’unité qui en elle-même est en train de se faire » (Leibniz), et qui charrie intrinsèquement sa propre dévalorisation, sa décomposition fragmentaire.
Qu’en est-il des objets en présence ici ? De toute évidence, les temporalités dont ils procèdent font signe vers les modalités techniques de leur matérialisation. De la reproduction en 3D d’un os iliaque procurée d’une open source en ligne aux reproductions imprimées de tableaux sur vêtements, à une lampe partiellement restaurée, à une gravure laser de cartes de Tendre en passant par cette lithophanie de plastique imprimé où se devine un homme regardant par une longue vue, détail d’une gravure d’Abraham Bosse, chaque élément décompose en lui-même sa forme et la reproduction de cette forme, expose l’itérabilité, le degré d’abstraction des savoir-faire et des stratifications historiques de la technique qui circule en sa matérialisation.
Si dans le baroque historique, les corps environnants procédaient de la dérive continue de petites perceptions confuses, sous-jacentes à la saisie du tout, ainsi de l’exemple célèbre du mugissement de la mer dans lequel on entend indistinctement les déroulements successifs des vagues, les objets de Guillaume Constantin, leurs feuilletages récurrents, les variations de leurs expositions, dérivent d’une reproductibilité technique continue du monde qui nous entoure, au sein duquel l’artiste prélève, découpe, recompose un échantillonnage de procédures, d’images, de moulages, mettant pleinement en jeu leur capacité matérielle de circuler et de se reproduire hors de leur ordonnancement à des formes fixes, hors du placement qui les régule socialement.
Une manière d’aborder cette circulation pourrait être de la rapporter à l’ubiquité de la marchandise, au problème de la valeur. Mais par-delà ce dernier, il en va d’une autre continuité, qui transforme de manière fort heureuse la question de l’art. Ce travail nous épargne d’avoir encore une fois à éprouver l’opposition, d’avoir encore une fois à traverser ou à dépasser les frontières entre art et non-art, ce qui inlassablement nous ramènerait encore une fois au chapitre, fort épuisé, des limites de l’art. Nous dispensant précieusement, élégamment de cette interrogation, Guillaume Constantin nous plonge directement dans les « différences évanouissantes » (Leibniz) continues des modes techniques, des plus anciens aux plus récents, des plus récents aux plus anciens : modes techniques dont procèdent simultanément art et non-art, en-deçà de leur opposition.
À cet égard, une des suites les plus réjouissantes du travail est sans doute l’inconnue de la Seine. Selon la légende, en 1900, un employé de la morgue, frappé par la beauté d’une inconnue repêchée du fleuve, fait un moulage de son visage. Ce dernier peuple le monde de diverses façons : il devient ornement à la mode sur toutes sortes de babioles, migre dans la littérature chez Rainer Maria Rilke, Vladimir Nabokov, Louis Aragon dans son roman Aurélien, repasse du côté du visible dans les photographies du moulage par Man Ray. Depuis 1960, la société norvégienne Laerdal Medical AS reproduit le visage de l'inconnue de la Seine sur les mannequins d'entraînement au premier secours des noyés, des urgences cardio-respiratoires qu'elle fabrique. Appelé Resusci Anne (Réanimez Anne), ce mannequin est aussi employé pour l'apprentissage de la réanimation par le bouche-à-bouche.
À ces variations l’artiste en ajoute de nouvelles, voire emprunte celles qui existent déjà. En variations de couleur : quatre moulages, en plâtre, ou papier mâché verni, logés en des boîtes-présentoirs qui ornent circulairement toutes les faces d’un poteau. En masque mou posé sur le chant d’un montant, à l’instar des masques en caoutchouc que l’on se met pour se déguiser. Mais aussi en reprise du mannequin à sauver par bouche-à-bouche : muette, coincée verticalement, à mi-hauteur de son absence de bras et de jambes, entre deux pales vertes. L’inconnue de la Seine entre et sort, tout comme le travail entre et sort des suites de textures matérielles et des différenciations techniques dans lesquelles il se trouve déjà enveloppé.
Chez Guillaume Constantin, la matérialisation fluctuante ne désigne plus des « œuvres », mais bien le dispositif d’exposition comme tel. Sa dimension temporaire et répétable fait voir des objets en passe de s’altérer, l’instabilité inhérente à toute objectivité. Le travail surligne leur passage par une visibilité aussi précaire que leur monstration. L’élargissement des circulations fourmille dans toutes les dimensions, en intension comme en extension.
1. Penser les objets par les bords, 2014, Mac Val, Vitry-sur-seine
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Sally Bonn
La reconnaissance des motifs, monographie, Manuella Éditions, 2019
Comment s’orienter dans la sensibilité ?
Entre Jouissance, la capitale du Royaume d’Amour, et la mer des Précieuses, un fleuve s’écoule, tracé dans la déchirure du papier. Il est large par endroits, étroit à d’autres et traverse le territoire de haut en bas.
Si loin que nous puissions monter dans l’abstraction par les concepts, nous sommes retenus par des représentations sensibles. Verticalement, nous regardons la carte du Royaume, attentif au relief du papier déchiré, à sa texture et sa couleur passée. Horizontalement, nous la traversons en profondeur. Elle présente des zones d’ombres qui sont des creux, des vides que le regard survole. Et nous lisons.
Carte des Terres inconnues ou carte du Royaume de Coquetterie, ou encore description universelle du Royaume de Galanterie. Ce sont des cartes sentimentales remises au jour et proprement ajourées, à la surface desquelles ne restent que des noms : Intrigue, Aimable ville, Mont de vanité, Temple de la pudeur, Lac de confusion, Montagnes des avances, Soumission, Tiédeur… Ces noms de lieux se serrent les uns contre les autres ou s’éloignent. Avec eux, on s’aventure dans les discontinuités de l’histoire et du temps, dans une géographie sentimentale, une topographie amoureuse.
Et dans l’espace blanc d’un territoire invisible, il faut s’orienter par les mots ou par les gestes.
La geste de Guillaume Constantin est de propager des indices. Dans le constant double-je qui est le sien, il nous sème en chemin parmi les strates historiques. Procédant par rencontres, de papiers vieillis récupérés et de typographie vectorisée, ou bien de spectres, par coïncidences et analogies, il court-circuite le romantisme de l’appel aux formes et objets anciens en faisant de ces cartes de Tendre des objets contemporains. Si le laser brûle et creuse le papier pour former les lettres, c’est pour faire apparaître ce qu’il y a derrière : le mur de notre présent.
Guillaume Constantin circule dans l’art et les époques, reproduit des gestes passés pour ramener au présent les fantômes cachés qui se tiennent entre les lettres, à l’endroit de la brûlure. Ou dans la texture virginale du papier. Notre regard les suit, les cherche et parcourt ces territoires du sensible, formes latentes du devenir que sont les mots.
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Raphaël Brunel
La reconnaissance des motifs, monographie, Manuella Éditions, 2019
Index vaut mieux que deux tu l’auras
Note de l’éditeur
Courant 2018, Guillaume Constantin a invité l’auteur à contribuer à sa monographie. Au regard des pistes évoquées lors de leurs discussions, une note d’intention nous parvient pendant l’été, dont voici la retranscription :
Amateur de systèmes de classification dont il s’attache à brouiller l’échelle des valeurs, Guillaume Constantin réalise en privé des index. Aussi, reporte-t-il et recense-t-il les titres de ses œuvres, dans l’ordre alphabétique comme il se doit, mais sans chercher à les « localiser ». Ce corpus autoréférentiel constitue un appendice détaché de son corps principal. Il est son abstraction, son extraction, son substrat textuel. Ne subsistent, typographie fantôme flottant sur la page, que d’énigmatiques formules littéraires. Et puisque l’artiste affectionne les à-côtés et les jeux de langage, nous envisagerons sa pratique par ses bords, moins en décryptant chaque titre qu’en trouvant dans le concept même d’index, les clés d’une possible lecture.
D’après le Littré, le terme provient du latin index, qui montre, qui indique. Il qualifie la table de références située en fin d’ouvrage signalant l’emplacement de certaines notions ou auteur-e-s cité-e-s. Les data centers de l’Oregon se substituant aux pages imprimées, il est aujourd’hui appliqué aux bases de données informatiques. Mais il correspond également au doigt qui désigne, donne une orientation, demande la parole, touche et désormais, sélectionne et clique, sous la forme iconique du curseur de l’ordinateur. Impliquant, dans le premier sens du moins, l’idée d’une réunion, il se présente comme l’instrument d’un focus, animé par des régimes d’attention et de valorisation, ainsi que par un réseau de relations souterraines. Une troisième signification pourrait aussi se révéler éclairante : celle qui a trait à la mise à l’index et résonne avec le rebut, l’exclu, lointain souvenir d’une papauté qui catalogua les ouvrages interdits au sein d’un répertoire du même nom. Cette rapide description étymologique met en évidence, nous semble-t-il, les indices (dérivé d’index) d’une analogie fertile dont il s’agira d’expliciter les tenants et les aboutissants.Si la version finale que nous avons consultée développait avec force détails les promesses d’une telle articulation et dessinait les contours d’un espace-temps stratifié et anachronique, nous sommes malheureusement dans l’incapacité de faire figurer cet essai dans la présente édition, suite à un problème de sauvegarde des fichiers originaux – l’auteur restant par ailleurs totalement injoignable. La seule trace que nous en conservons est l’index qui devait l’accompagner et qu’il nous a semblé opportun de reproduire ici.
Anachronisme, 15.
Analogie, 23.
Anthologie, 9.
Appareil, 8.
Appropriation, 10.
Archéologie, 10.
Archaïsme, 15.
Archive, 11.
Artefact, 12.
Autonomie, 13.
Base de données, 5.
Bricolage, 13.
Circulation, 20.
Classification, 8.
Cohabitation, 11.
Collage, 12.
Collection, 10.
Communication, 20.
Conservation, 12.
Delay, 31.
Digital, 15.
Display, 11.
Dispositif, 10.
Document, 12.
Ecosystème, 24
Epiphanie, 23.
Etrangeté, 22.
Exposition, 11, 23.
Fantôme, 22.
Feuilletage, 12.
Goût, 13.
Hanthologie, 23.
Hétérogénéité, 13.
Hypersocle, 12.
Impression (3D), 16.
Index, 1-7.
Indice, 25-26.
Interface, 17.
Langage, 6.
Lithophanie, 16.
Marge, 18.
Matériaux, 13.
Mélancolie, 23.
Mémorial, 14.
Méthode des lieux (mnémotechnique), 14.
Milieu, 24.
Mise à l’index, 18.
Mise en abîme, 32.
Mobilier, 11.
Muséographie, 12.
Narration, 32.
Numérique, 15.
Open source, 16.
Paradigme indiciaire (Carlo Ginzburg), 26-27.
Parasitage, 20.
Pattern, 28.
Persistance, 31.
Photo, 23.
Piste (jeu de), 32.
Quotidien, 24.
Readymade, 10.
Rebut, 19.
Recensement, 3.
Recréation, 29.
Recyclage, 30.
Refoulé, 19.
Registre, 4.
Re(p)lique, 17.
Reproduction, 29.
Rétroactivité, 31.
Réseaux sociaux, 20.
Savoir, 9.
Scénographie, 13.
Signe (faire), 28.
Source, 11, 17.
Spam, 19.
Tag, 6.
Texte, 2, 19.
Texture, 13.
Trace, 23.
Transmission, 15.
Versatilité, 30.
Viralité, 21.
Visibilité, 14.
(Les indications de pages correspondent au manuscrit original)
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Marie Cantos
La reconnaissance des motifs, monographie, Manuella Éditions, 2019
De la résilience en sculpture
« Les signes sont présents aujourd’hui de ce que la plasticité demande d’accéder au concept.»1
Certes, il glane, images et objets.
Certes, il collectionne. Pour lui, et par procuration, faisant siennes les merveilles et curiosités trouvées dans les réserves des improbables musées où il aime passer ses vacances d’été – un peu de poussière et de volets fermés imagine-t-on volontiers, tant le suranné et le bizarre semblent lui être doux.
Certes, avec tout cela, il compose, expose. Il parle de displays et, c’est souvent cette étonnante capacité à organiser (dans) l’espace que l’on souligne. Et l’on ne s’étonne guère qu’il soit l’un-e de ces artistes également commissaires, la redistribution étant au cœur de ses préoccupations.
Certes.
En dépit de tout cela (dont je suis évidemment convaincue), je pense que l’on oublie peut-être trop vite que Guillaume Constantin est, avant tout, sculpteur.
Y compris quand il prélève des fragments de textes dans sa collection de spams, photographie l’apparition fortuite d’un fantôme dans les plis du quotidien, élabore des dispositifs scénographiques pour d’autres.
Ou quand il entreprend de rendre leur épaisseur aux images trop longtemps aplaties par la fameuse reproductibilité technique. Là, de célèbres tableaux deviennent des lithophanies en cheap technology (des impressions 3D réalisées en ligne d’après fichier numérique), des sweat-shirts en forme de goodies arty sont déposés ou accrochés, leur mise singeant le drapé de gisants tronqués, métonymiques.
Il est sculpteur en ce sens que tout son travail interroge la plasticité des choses – des objets comme des concepts –, c’est-à-dire la manière dont elles peuvent accueillir et absorber ce que l’artiste pointe comme « accidents de la forme » (Georges Didi-Huberman ?)2 . Des accidents qui déformeraient, transformeraient seulement. Une métamorphose, où la modification ne serait finalement qu’un réagencement des composants n’altérant pas fondamentalement la substance.
Les œuvres de Guillaume Constantin… non, pardon : son œuvre, hautement sculptural, serait comme fait d’un alliage inédit dont les propriétés lui autoriseraient polymorphie et anachronisme. Mais surtout, la faculté de retrouver instantanément des formes dormantes – minimales mais chaleureuses. Quelques étranges Robert Morris en liège, des découpes faussement baroques dans des panneaux de MDF standards, entre autres.
Instantanément. Aussi rapidement que le personnage de T-1000 dans Terminator 2 : Le Jugement dernier 3 reprenant l’aspect du métal en fusion après avoir incarné des objets ou des personnes. (Ce moment très précis de liquéfaction, de toute beauté, me plongeait immanquablement, petite, dans une délicieuse terreur.)
Car derrière son érudition, ses facéties aussi, derrière le charme des objets qu’il déniche et l’élégance des dispositifs qu’il crée, il y a, on ne peut le nier, une immense violence dans le travail de l’artiste.
Celle des écorchés et autres figures anatomiques, de l’inconnue de la Seine façon crash-test dummy, des cires du musée de l’hôpital Saint-Louis à Paris (des moulages de maladies et malformations dermatologiques) devant lesquels nous avons échangé des regards idiots, entre amusement et fascination, celle du glitch comme micro-événement électrique avant le désastre (voire l’horreur), celle des freaks quels qu’ils soient, et celle enfin, plus formelle, plus abstraite même, mais pas moins efficace, des pans coupés et des isolants qui, paradoxalement, structurent un monde de dialogues formels et idéels.
Bref, celle de la plasticité dont Catherine Malabou rappelle qu’elle est « historiquement situé[e] entre le modelage sculptural et la déflagration » 4. Plastique comme plastiquer, donc. Comme cet œuvre qui fait imploser la logique interne des objets et références dont il se saisit ; et dissémine le tout dans l’espace par de savants jeux de feuilletages et/ou de rotations : le mouvement arrêté d’un présentoir circulaire en bakélite (série des « Stop Motion »), des plateaux de bois et de médium déployés comme autant d’éventails surdimensionnés ou de gigantesques grimoires colorés.
Dans son texte « La plasticité en souffrance », Catherine Malabou rappelle justement qu’elle partage avec Georges Didi-Huberman 5 cette obsession pour la plasticité (bien évidemment, ni l’un ni l’autre ne la qualifie d’obsession, mais sa dimension symptomale nous y autorise presque).
Or, au nombre des opérations de plastiquage de Guillaume Constantin : le télescopage, dont Georges Didi-Huberman livre une analyse dans un court essai intitulé « Connaissance par le kaléidoscope. Morale du joujou et dialectique de l’image selon Walter Benjamin » 6. Le choc et le télescope ? L’un et l’autre opèreraient le même montage épiphanique en rapprochant instantanément des éléments auparavant éloignés. En les déplaçant, en les arrachant à leur contexte d’origine pour les projeter dans un autre. La collision comme emboutissage pour aider, un peu, l’emboîtement des idées.
(Crash-test dummy, disait-on.)
Un soir, tard, Guillaume m’a envoyé par courriel deux pages scannées du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa. Elles étaient accompagnées de quelques mots sans rapport – un échange des plus factuels dont je ne me rappelle plus les tenants et aboutissants.
Je me rappelle en revanche l’expression soulignée sur l’une des deux pages : « la fixité de l’irréparable ». Quelque chose de son rapport à la sculpture : la plasticité, la mémoire de(s) forme(s), la résilience comme autant de réponses à cette fixité de l’irréparable.
« Dans la mesure où la plasticité désigne tout ce qui a trait à l’émergence de la forme en général, il est extrêmement intéressant d’assister à l’émergence de la forme de la plasticité elle-même, sa métamorphose en concept. » 7 écrit Catherine Malabou.
Tel est ce que la sculpture de Guillaume Constantin donne à voir.
1. Malabou, Catherine, « La plasticité en souffrance », dans Sociétés & Représentations, vol. 20, no. 2, 2005, p. 31.
2. Longtemps, Guillaume Constantin et moi-même avons fait de Georges Didi-Huberman l’auteur de cette formule… Il me semble même l’avoir citée, avec pour référence Ouvrir Vénus, dans le texte de présentation d’une exposition personnelle de l’artiste à sa galerie, précisément intitulée, à cette suite, « L’accident des formes ». La retrouvera-t-on un jour dans un autre ouvrage, par hasard, au détour d’une relecture fortuite, ou même d’un feuilletage distrait ? D’ici-là, elle demeure perdue, comme sortie de l’imagination de Guillaume, et étayée par une force de conviction qui me l’a rendue réelle, tangible, lisible noir sur blanc. Peu importe : qu’il s’agisse d’un vague souvenir ou d’une pure invention, le récit que nous nous sommes fait est significatif..
3. Célèbre film américain de science-fiction réalisé par James Cameron, et sorti en 1991.
4. Malabou, C., art. cit., p. 34.
5. À qui, souvenez-vous, nous octroy(i)ons la formule « les accidents de la forme ».
6. Didi-Huberman, Georges, « Connaissance par le kaléidoscope. Morale du joujou et dialectique de l’image selon Walter Benjamin », dans Études photographiques, n° 7, mai 2000.
7. Malabou, C., art. cit., p. 31.
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Marie Chênel
Entretien, La reconnaissance des motifs, monographie, Manuella Éditions, 2019
La Constante des variables
Marie Chênel : Nous avons débuté cette discussion en 2013, alors que vous étiez invité par les commissaires de La Méthode des lieux (Raphaël Brunel, Antoine Marchand et Anne-Lou Vicente), à imaginer une forme de « palais de mémoire ». Celui-ci devait remplir une fonction scénographique, en offrant un support aux œuvres des autres artistes de l’exposition. Quel était son statut : faisait-il socle, cimaise, œuvre ? Imaginiez-vous qu’il puisse avoir une existence autonome ? Peut-être aviez-vous déjà pour projet d’en reprendre certains éléments, le réemploi – pour ne pas dire la survivance – étant une constante de votre travail ?
Guillaume Constantin : Je le qualifiais et le qualifie aujourd’hui encore d’œuvre ; c’est une partie intégrante de mon travail. Il était en effet question d’une forme de scénographie, un socle multidimensionnel contenant les œuvres de l’exposition, ponctué d’objets plus personnels. Ce display étendu s’est ainsi intégré dans la série des Fantômes du Quartz, débutée en 2012.
La question de son autonomie demeure plus complexe, mais je ne suis pas certain de chercher à la résoudre. Il s’agissait d’une exposition collective, d’un ensemble. Bien sûr, on pouvait lire les œuvres individuellement en dehors de la structure, qui en est le squelette. Mais en enlevant ce squelette, tout tombe, la peau devient flasque ! C’est cette question d’indissociabilité qui rendait la proposition hybride, et c’est précisément ce à quoi je tenais. C’est un tout-en-un avec plusieurs petits mondes qui sont à la fois dissociables et associés. Le réemploi que vous soulignez est clairement lié à mon attachement à la question de la sculpture ouverte, non figée. Ce qui me laissait, et me laisse toujours, la possibilité d’en remontrer des fragments. La réalimentation est constitutive d’un univers propre, tout comme un musicien redistribue un son de guitare particulier dans ses morceaux.MC : Comment qualifier votre présence au sein de cette exposition : omniprésence ou effacement ? Pour reprendre un terme cité dans un entretien avec François Aubart, vous êtes-vous senti « embedded » ?
GC : Je n’avais pas repensé à ce terme, mais cela correspond effectivement à cela, « embarqué » au sens littéral, au-delà du sens journalistique et de sa dimension politique. L’omniprésence est évidente, mais avec la possibilité de lire les œuvres individuellement et un jeu de proximité qui pouvait faire oublier la structure. Nous sommes finalement dans une recherche très classique. Une forme de neutralité qui, au-delà du clin d’œil nourri aux codes du minimalisme, était surtout présente pour que les œuvres ne souffrent pas de cet environnement. Évidemment, c’est aussi un jeu avec lequel je prends plaisir. Je disais ne pas chercher à rajouter du sens : il y a en revanche des possibilités de souligner, d’étirer le propos.
MC : Que pensez-vous de l’idée d’une œuvre qui s’incarnerait en négatif, au sens photographique du terme ? Je pense, par exemple, à votre exposition au Cryptoportique de Reims, en 2014, intitulée Si personne de me voit, je ne suis pas là du tout. Le contexte était certes différent, mais ne s’agissait-il pas là aussi de définir des modalités d’apparition ?
GC : Je me souviens de cette phrase d’Édouard Levé dans son Autoportrait (2005) : « Je pense les objets par les bords ». « Penser par les bords » illustre bien cette idée de la pensée en négatif que vous évoquez. Regarder différemment les objets ou les œuvres que je peux réemployer, les considérer autrement qu’en tant que forme ou histoire. Pour Reims, le jeu s’est inversé par rapport à La Méthode des lieux, mais cela rejoint cette question de considération et d’articulation. Je n’avais pas, là, à travailler avec un corpus d’œuvres déjà constituées, mais en fonction d’un contexte patrimonial particulièrement singulier. Le titre évoquait effectivement un jeu d’apparition et de disparition, l’exposition allait dans ce sens en proposant un parcours découpé par des drapés de liège qui se déployaient au fur et à mesure.
MC : Précisément, vous portez un soin et une attention particulière aux matériaux, à leurs qualités, comme ces drapés que vous évoquez. Comment les choisissez-vous, et les travaillez-vous selon un certain protocole ?
GC : Les questions de l’effacement et de l’entre-deux se retrouvent aussi dans les types de matériaux que je peux employer pour des displays. Ce ne sont que des matériaux industriels intermédiaires, semi-transformés (tels que du cuivre émaillé ou du liège d’isolation phonique) qui ne sont pas faits, à l’origine, pour être regardés. J’ai aussi beaucoup utilisé de MDF teinté dans la masse, surtout pour sa gamme chromatique si particulière. C’est presque malgré moi une constante de mon travail que de piocher dans des matériaux techniques visuellement ambigus. Je les manipule souvent de manière simple, à la main. Des découpes, des plis, des feuilletages, autant d’opérations qui font d’avantage penser à Richard Serra et à sa Verb List (1967-68) qu’à des propositions très sophistiquées. Pour les Fantômes du Quartz, je travaille notamment avec des plaques de bakélite : ce n’est pas du bois, ces plaques ont un aspect métallique mais cela n’en est pas. C’est une matière connue pour être l’ancêtre du plastique, qui sert à la fabrication de circuits imprimés. Ces matériaux sont parfois utilisés pour eux-mêmes, mais ils se mettent surtout au service de situations précises en étant combinés avec d’autres d’éléments. Pour l’exposition This Is The End au Parvis, j’ai pu profiter du fait que le centre d’art allait être détruit (puis reconstruit) pour abaisser la grille technique présente au plafond de l’un des espaces, et associer aux néons restés allumés sur celle-ci un grand déploiement de liège isophonique.
MC : Dialoguer, élargir, amplifier... ou se dissimuler, provoquer le prétexte à votre propre présence : quelle distance adopter face à l’œuvre d’un autre ? Quelle implication émotionnelle ?
GC : Dans le cas de La Méthode des lieux, l’enjeu pour moi était d’être au plus juste dans la manière de montrer les œuvres, de les rendre lisibles sans sur-jouer, d’être « en deçà », juste à la lisière, afin de laisser chaque œuvre faire son travail avec le visiteur. En me concentrant sur les textures, les qualités, sur le jeu de strates matériologiques, je suis parvenu à ne pas trop analyser mon rapport aux œuvres présentées au moment de la conception. Je ne cherche pas forcément à « recycler » mon émotion en une forme. Une manière d’essayer d’être au plus près d’une œuvre peut, à mon sens, juste s’incarner par un meuble bicolore pour une vidéo en noir et blanc, par exemple. D’une certaine manière, je crois que je me suis interdit, dans ce cadre précis, de donner quelques indices sur ma relation aux œuvres. En tant qu’artiste, on a de nombreuses questions à résoudre, mais moins on en a, plus on peut se permettre d’avancer ; se poser moins de questions est déjà un début de liberté.
MC : Bien sûr, tout dépend du cadre. En 2008, lorsque vous présentez une œuvre intitulée I’ll Be Your Support en relation avec une œuvre de Pierre Ardouvin dont le titre est I’ll Be Your Mirror, cela ne peut manquer de faire penser à un dialogue amoureux…
GC : En effet, vous mettez le doigt sur un jeu de sensibilités, en plus d’une sorte de plaisanterie et de la référence à cette chanson si particulière du Velvet Underground. C’était dans un espace marseillais qui s’appelle l'Histoire de l’Œil, lors d’une exposition où, pour la première fois, j’avais été invité à penser un programme curatorial en tant qu’artiste. J’ai, à mon tour, invité des artistes avec qui j’avais envie de collaborer, dans un rapport ouvertement émotionnel. La constante des variables est quelque chose que je trouve passionnant. J’essaie de me donner le loisir de réagir en fonction du contexte. L’émotion est centrale, mais je ne vais pas forcément la développer… Impliquer de la distance est parfois nécessaire.
MC : Je saisis au vol cette expression, « la constante des variables », puisque c’est le titre de votre exposition personnelle au CRAC de Sète, en 2014. À la suite de La Méthode des lieux, vous avez poursuivi la série des Fantômes du Quartz à travers des sculptures dont l’autonomie était cette fois très claire. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette série et son évolution ?
GC : Les Fantômes du Quartz sont une série d’installations et de sculptures dont les formats diffèrent selon les lieux. Il s’agit d’objets juxtaposés voire encastrés dans un jeu de strates où se pose autant la question de leur statut que de leur tenue en équilibre. Cette exposition au CRAC m’a permis d’amplifier les sources de recherches en allant emprunter des pièces dans l’extraordinaire conservatoire d’anatomie de Montpellier, des objets plus ou moins identifiés issus des collections d’arts et traditions populaires du musée Paul Valéry à Sète, notamment. Tout cela m’a conduit à fabriquer de nouveaux displays et à les combiner de manière encore plus spécifique. L’année suivante, une autre exposition personnelle, Arrondir les angles, s’est tenue dans un des anciens bureaux d’octroi de la ville de Tours occupé par la galerie d’Eternal Network. Un contexte des plus signifiants pour interroger différentes typologies d’objets locaux : archives, fragments architecturaux, moulages de la gypsothèque de l’école des Beaux-Arts. À ces deux occasions, les statuts des contenus et de leurs contenants ont été fortement mis en balance : œuvres, documents, moyens de médiation, lieux et leurs ontologies respectives. Certains displays se sont révélés ainsi plus fonctionnels que d’autres et ont pu être réutilisés pour accueillir d’autres sources de matériaux et d’objets. Chaque projet d'exposition reste ainsi unique, même en réutilisant plusieurs fois les mêmes dispositifs.
MC : Quels sont les petits objets constitutifs des Fantômes du Quartz ?
GC : Quand ce ne sont pas des pièces muséales ou des œuvres artistiques, ce sont surtout des petits objets de toutes sortes, plus ou moins pauvres, qu’on m’offre, que je trouve ou que j’achète, et qui deviennent des marqueurs temporels, des fragments autonomes. Je cherche à les organiser, à les spatialiser, à les arranger sans absolument viser le cabinet de curiosités où la collection tendrait vers un certain didactisme. Il y a cependant une importante part subjective car la collection, c’est aussi le choix personnel, l’émotion. J’ai été surpris de lire que Haim Steinbach passe d'abord des mois dans son atelier à vivre avec la plupart des objets qu’il disposera en définitive sur ses socles muraux.
MC : Une autre collection est à l’œuvre avec la série des Everyday Ghosts, que vous développez depuis 2008. Celle-ci repose sur une réaction à l’émotion provoquée par ce qui ressemble à de petites épiphanies vécues au quotidien, et que vous capturez de manière presque instinctive, dans un geste de production très rapide.
GC : Mon ressenti latent dans cette série de photographies est que ce sont les objets qui apparaissent, et non moi qui les vois. Si la question est effectivement celle de l’affect, de l’immédiateté, il y a toujours le second temps, si important dans une pratique artistique. Nous avons tous des idées, nous voyons, nous enregistrons beaucoup, qui plus est aujourd’hui. La question décisive est ce que l’on en fait, et à quel moment cela peut intégrer un corpus d’œuvres, un espace d’exposition, une publication. Ce second temps comprend aussi une interrogation : si on tente de préserver ce type d’expérience obsessionnelle, instinctive ou hasardeuse, comment parvenir à lui redonner une existence ? C’est dans l’écart entre l’émotion et l’exploitation d’un phénomène que le travail artistique entre vraiment en jeu, et dans la manière, ou non, de sertir ces éléments dans des logiques qui correspondent à l’art d’aujourd’hui, qui s’inscrivent dans une tradition, une forme de clin d’œil ou d’hommage.
MC : J’ai toujours été frappée par le pouvoir d’empreinte visuelle des Everyday Ghosts. Pourquoi continuer à les diffuser via Internet ?
GC : C’est une réaction à certains outils devenus des interfaces quotidiennes. Les réseaux sociaux sont une manière presque idéale de les diffuser, la captation de ces images étant de fait aussi rapide que leur diffusion. Il y a aujourd’hui une possibilité d’immédiateté fascinante en termes d’exutoire. Cela les soumet par ailleurs à un certain type de regard, via leur statut interstitiel à l’intérieur de la constance de ces flux. Le caractère éphémère de ces Everyday Ghosts est contrebalancé par les autres formes que prennent ces images (diaporamas pour veille d’écran, publications, affiches, inserts, etc.).
MC : On retrouve la thématique de l’empreinte dans une œuvre de 2007, pour laquelle vous avez enregistré les sons périphériques produits par une pianiste jouant au casque la Sonate Hoboken de Joseph Haydn. Là encore, vous êtes celui qui recueille et expose, celui qui rend audible ou visible.
GC : C’est tout à fait le genre d’opération « par la négative » dont nous parlions. J’aime bien cette expression, un peu triviale, « retourner comme une crêpe ». C’est une opération égale, l’apparition par le retournement. Dans le cas de cette sonate, cela nous permet d’écouter la structure du morceau, son squelette, certains aspects constitutifs de la musique habituellement mêlés à la mélodie. Enlever une partie, désosser, peut faire office de révélateur. Il m’est arrivé de fabriquer de faux néons, je visitais alors les musées en regardant les techniques liées au néon exposé plutôt que son effet direct. Être dans l’indirect me plaît beaucoup. Cela rentre dans les questions de l’effacement, de la distance et de la prise de sens.
MC : En effet, si vous avez créé des socles et des écrins pour présenter les œuvres d’autres artistes, vous avez aussi, à l’inverse, éteint ce néon de Claude Lévêque.
GC : L’idée était, à partir d’un néon dont le titre est Plus de lumière, d’un néon qui ne fonctionnerait plus. Il y a un double sens. J’ai appris par la suite qu’il s’agissait d’une phrase que Goethe aurait prononcée sur son lit de mort, « Mehr Licht! ». J’ai procédé un peu de la même manière avec un ancien catalogue sur les Black Paintings d’Ad Reinhardt. En réimprimant à l’identique l’ouvrage à l’encre offset noire sur papier noir, je produis un hommage à l’artiste en me réappropriant une trace de son travail. Tout en n’ayant pas prévu qu’on appréhenderait la lecture de cette réédition comme l’on regarde ses célèbres peintures, c’est-à-dire en cherchant la lumière. On pourrait penser qu’un artiste doit creuser des sillons en profondeur mais, parfois, je réalise que je n’ai pas envie de faire le tri entre les différentes notions qui m’intéressent. D’ailleurs, le jeu des recoupements raconte sûrement des choses en creux que je n’arrive pas à formuler, que je ne contrôle pas. Peut-être faut-il laisser des éléments en suspens… Vous parliez de ma tendance à « me cacher », disons plutôt « me cacher » par omission.
MC : Votre approche se nourrit également de la mise en résonance d’histoires, notamment au travers de figures qui vous sont chères. Parmi elles, l’inconnue de la Seine, Agnès Sorel ou Marie Madeleine, reviennent et se font presque échos, d’œuvre en œuvre.
GC : Ces figures sont devenues des matrices au sein de mon travail, au même titre que ces reprises de la sonate de Haydn et du néon de Claude Lévêque ; elles naviguent entre plusieurs mondes, existent sous différentes acceptions, différentes formes, et procèdent complètement d’un principe de construction culturelle, à l’instar de l’art de la mémoire, de la carte de Tendre ou des légendes urbaines. Exactement là où l’incertitude et les hypothèses peuvent coexister. Accumuler dans mon travail des couches de sens, de strates de matériaux et diverses sources, contribue à le faire « pousser », à la manière des plantes. Des arborescences se créent, et éluder la question de la hiérarchie des réceptions que l’on peut en faire me semble intéressant. Je ne souhaite pas être prescripteur, même si je joue une forme d’autorité en opérant des choix. La posture de l’auteur n’est pas forcément celle que je préfère chez un artiste, j’aime aussi les artistes qui sont des lecteurs, qui transmettent. Aujourd’hui, l’artiste a plus que jamais la possibilité d’être un intercesseur, de réduire les écarts entre un fossile antédiluvien à sa version imprimée en 3D ou via un sweat-shirt readymade. Je trouve ainsi nécessaire de communiquer des idées qui ne sont pas forcément de mon fait, d’être dans ce rapport au commun dans les questions de citation ou de territoire culturel entendu au sens large du terme.
MC : Cela rejoint à nouveau le travail de collectage des Everyday Ghosts, que vous définissez comme « une série qui constitue une mémoire presque rétroactive ». Pour clore avec les Fantômes du Quartz, je vois ces objets coincés dans une structure en feuilletage comme une métaphore du mécanisme de la mémoire. Est-ce que vous procédez par association libre ?
GC : Vous sous-entendez un rapport à l’inconscient, et il y a effectivement une part de cela. Il y a aussi une idée de dysfonctionnement, tout serait figé, coincé dans un blocage. C’est une interprétation, or j’essaie de ne pas interpréter. Les réunions d’objets sont plutôt mues par une temporalité de recherches. Ils sont seulement encastrés et pourraient être enlevés ou permutés. Mes gestes étant plutôt liés à des questions d’ordre sculptural, il me semble important que la forme se fige à un moment donné – celui de l’exposition. Les Fantômes du Quartz et les Everyday Ghosts sont, au final, absolument liés par ce moment de fixité.
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Alex Chevalier
Entretien, revue Point contemporain, 2019
Le squelette du roman
Alex Chevalier : En ce moment à la galerie Bertrand Grimont, tu présentes l’exposition Fallimagini & géographies sentimentales. Ici, sont présentées un ensemble d’œuvres réalisées au cours de ces dernières années et qui deviennent, dans ce contexte, autant d’indices que tu viens disséminer dans l’espace de la galerie, lesquels permettent une lecture et appréhension de ton travail dans sa globalité. Pourrais-tu nous parler de cette exposition et de la façon dont elle apparaît aujourd’hui dans ton parcours ?
Guillaume Constantin : Il s’agit de ma troisième exposition personnelle chez Bertrand Grimont et la première dans l’espace qu’il occupe au 42 rue de Montmorency à Paris. Il était donc question pour moi de travailler avec ce nouveau lieu divisé en deux, faussement symétrique et tout en longueurs de mur. Des données bien spécifiques qui m’ont poussé à fortement penser l’articulation spatiale des travaux présentés. Une articulation qui allait de concert avec leurs contenus.
AC : Cette exposition met en avant, je trouve, le rapport que tu entretiens à l’icône, à cette image que l’on crée de toute pièce, mais aussi à ces personnages devenu-e-s mythes tant ils-elles nous questionnent. Dans l’exposition, que ce soit sous la forme de sculptures, d’imprimés ou de citations, Agnès Sorel, l’inconnue de la Seine, Ophélia ou encore Marie-Madeleine nous apparaissent comme des constructions narratives et historiques. Pourrais-tu nous en dire un peu plus à propos de ce rapport que tu entretiens à l’image et à la construction de cette dernière ?
GC : Ce qu’il y a d’intéressant avec cette question iconique, c’est qu’effectivement ce sont ces images fabriquées et leurs matérialités propres qui permettent une construction culturelle, des projections de tout ordre. Quand on découvre la nébuleuse littéraire qu’a provoqué le simple moulage de l’inconnue de la Seine, ou qu’on en soit encore à modéliser en 3D les visages de Marie-Madeleine ou d’Agnès Sorel à partir des restes de leurs crânes, en dit long sur la fascination contenue dans ces reliques et des personnages qui s’y rattachent. C’est le hasard des projets qui m’a amené à côtoyer ces figures, ces motifs de l’histoire de l’art et leurs méandres. Je poursuis donc une sorte d’enquête subjective mue par différentes occurrences qui peuvent me mener d’un masque mortuaire d’Agnès Sorel sculpté par Francesco Laurana à trouver un moulage brut de l’un de ses bustes (La femme inconnue, 1468, Musée du Louvre), puis tomber plus tard sur un sweat-shirt reprenant une madone peinte par Jean Fouquet dont le modèle supposé serait Agnès Sorel ! Il y a donc à la galerie une sorte de parcours en creux, une géographie de hasards cachés qui se matérialise sous nos yeux.
AC : Pourrions-nous parler de ton travail comme d’une sorte d’archéologie, de construction par strates (mélange des époques et procédés de fabrication), dans laquelle tu mêles à la fois des objets voire des techniques anciennes (plâtres d’études, moulages, objets trouvés, etc.) à des outils contemporains (typographie vectorisée, découpes numériques, impressions textile et 3D, etc.) ? Un travail que je vois d’ailleurs comme celui d’un faiseur d’images qui travaille par collages.
GC : Dans un sens, je travaille un peu à la manière d’un archéologue en extrayant, en reconstituant, en restaurant, en présentant, en copiant parfois des matériaux et des sources trouvé.e.s grâce à des techniques d’aujourd’hui. Mon travail de montage, de collage de ces ensembles que tu évoques est en somme la finalité, le moyen de les restituer de manière structurée, lisible. Sauf que s’il s’agit d’un vrai travail de recherche, il n’est en rien scientifique ni historique, juste peut-être une mise en perspective, une stratification et un jeu autour de lectures anachroniques des choses. Tu parles de faiseurs d’images, c’est exactement ce que le terme Fallimagini du titre de l’exposition recoupe, à savoir le nom des fabricants d’effigies et d’ex-voto en cire durant le XIII e siècle en Italie.
AC : Les géographies sentimentales, ces cartes géographiques faites de mots doux et dont tu enlèves les signes graphiques deviennent des cartes abstraites dont l’absence d’image donne à la lecture de ces dernières la capacité de nous figurer ces paysages. Comment ces cartes apparaissent-elles au sein de ton travail ?
GC : C’est en découvrant la technique de découpe numérique en 2013 au fab-lab de L’École Supérieure d’Art de Clermont Métropole que cette série a commencé, puis en m’intéressant à cette chose singulière qu’est la Carte de Tendre, une gravure à lire comme un récit, en quelque sorte, le squelette du roman Clélie, histoire romaine, écrit par Madeleine de Scudéry au milieu du XVII e siècle. C’est une sorte de matrice, presque un objet conceptuel, qui a inspiré copies, satires et parodies que l’on retrouve bien à cette époque des Précieuses. Ces cartes restituent un langage d’époque tout aussi sentimental, drôle que désuet tout en n’omettant pas leurs dimensions allégoriques. Grâce à des recherches, à la BNF notamment, j’ai pu trouver quelques occurrences intéressantes parmi un corpus pas si vaste, ces cartes sentimentales n’ont été « à la mode » qu’une quinzaine d’années ! Par la suite, le jeu a surtout été pour moi d’en fabriquer des versions contemporaines cohérentes qui jouent de leurs anachronismes par leur matérialité : papier usé, marbré, brûlé ou même papier du XVII e siècle… La carte la plus récente, une réplique de la Description universelle du Royaume de Galanterie éditée par l’Urdla à Villeurbanne 2, consiste en une gravure réalisée en taille douce, soit exactement comme au XVII e siècle, mais à l’aide d’une plaque de plexiglas gravée numériquement.
AC : Fallimagini & géographies sentimentales est donc, comme nous le disions, une exposition personnelle, et pourtant, deux œuvres signées de deux artistes (Mireille Blanc et Thomas Hauser) sont présentées et exposées dans l’exposition, au même titre que celles que tu présentes. Ce n’est d’ailleurs pas une première, puisqu’en 2018, pour Panoptikum, au Kiosque Raspail à Ivry-sur-Seine, tu invitais également deux artistes (Marion Auburtin et Pierre Frulloni). J’irai même plus loin puisque dans l’exposition sont présentées deux œuvres, deux sweat-shirts imprimés avec des motifs empruntés à des peintures du XV e et XIX e siècles. Tu as par ailleurs une pratique de commissaire d’exposition. Pourrais-tu nous parler de ton rapport à l’invitation, et de cette relation que tu entretiens à l’œuvre de l’Autre que tu convoques et exposes dans tes expositions personnelles ?
GC : Cela vient tout d’abord d’œuvres vues ou de démarches qui m’intéressent et qui me touchent particulièrement. Marion Auburtin a d’ailleurs contribué directement à l’une des pièces présentées. Mon activité de commissaire d’exposition aux Instants Chavirés a en effet beaucoup contribué à développer ce regard et à penser des collaborations spécifiques. Pour cette exposition, et comme pour Panoptikum que tu cites, il s’agit aussi d’amplifier les statuts d’œuvres présentes en ajoutant ces emprunts d’œuvres à ces ready-made et ces assemblages. C’est intéressant que tu veuilles inclure John Everett Millais et Jean Fouquet dans la liste des invités ! Cela permet aussi de prolonger littéralement les motifs de pli, de drapé, de l’Ophélie qui sont déjà sous nos yeux. Cette notion de déjà-vu existant à différents niveaux dans cette exposition. Ce principe de redoublement est aussi une manière de souligner la constante circulation des idées et des motifs au travers de ces prismes que peuvent être des œuvres d’art.
AC : Enfin, j’aimerais que nous parlions de ta relation à la sculpture, un rapport que nous pouvons lire dans ces volumes que tu présentes dans l’exposition ; des œuvres en trois dimensions, autour desquelles nous pouvons circuler et/ou nous projeter qui marchent par addition et soustraction de la matière. Sur cette même lecture de ton travail, et nous en parlions plus tôt, il se passe quelque chose de très similaire dans ces images que tu convoques, construis et imprimes (résonne également dans mon esprit ici cette série, Everyday Ghosts, que tu partages sur les réseaux sociaux). Et si l’image devenait sculpture au même titre que la sculpture devenait image ?
GC : Il y a quelque temps, dans « La Vignette » d’Aude Lavigne sur France Culture, j’avais dit que pour moi tout était matériau. Je le pense toujours et j’ajouterai même que l’image l’est plus que jamais aujourd’hui si on considère les banques d’images, Instagram ou même les sweat-shirts installés dans cette exposition. On peut appliquer l’image numérique vraiment partout. Patricia Falguières dit dans un essai sur le maniérisme 1 et à propos de la reproductibilité des œuvres que « (…) la sculpture comme l’imprimerie se propagent par dissémination, quasi par contagion. Ce sont deux modalités de l’écriture. De l’écriture, ils partagent le caractère essentiel, que l’imprimerie n’aura fait que porter à son terme logique : l’itérabilité, c’est-à-dire l’éternité. » Tu évoques cette série des Everyday Ghosts qui sont devenus effectivement le pendant visuel des dispositifs, des assemblages que je fabrique. Il s’agit essentiellement de matériaux, d’objets photographiés dans leur environnement propre soit presque des sculptures et qui fonctionnent de manière interstitielle. Les réseaux sociaux sont dans ce cadre, et ce malgré toutes les questions qu’ils posent, un fantastique exutoire pour la diffusion, l’apparition et la disparition de ces fantômes.
Après, j’ai l’impression que la sculpture imprime les affects autrement que l’image. La présence, la densité, la fragilité et la tension des matériaux ont une dimension d’expérience bien plus singulière, plus puissante, un peu comme la musique. Ça me fait penser que j’ai utilisé pour le petit teaser de l’exposition, un extrait instrumental d’un des tubes de The Police, Every breath you take, dont le titre résonne un peu durement avec l’histoire de l’inconnue de la Seine, prétendument noyée. Mais plus étonnant encore est que cette chanson soi-disant d’amour, une des plus écoutées du monde, au même titre que l’inconnue serait « la femme la plus embrassée du monde », est en fait l’histoire d’un stalker désespéré. Comme quoi la musique, les sentiments, compteraient plus que les mots ?1. « Sur le renversement du maniérisme », postface de Patricia Falguières (2005), in Le Style Rustique d’Ernst Kris (1926), Editions Macula.
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Norbert Godon
L'évolution psychiatrique, revue, 2023
Fantômes du Quartz XIV
Des planches de médium teinté, contrecollées sur contreplaqué, sont jointes à l’horizontale pour composer le plateau d’une table aux allures d’origami. Deux rectangles, dont le mauve est empreint de la douceur intimiste du papier vélin, sont joint par un angle au lieu d’être disposés bord-à-bord, ce qui se fait ordinairement pour des raisons pratiques évidentes. L’assemblage n’étant pas d’équerre, l’écart est comblé par un quadrilatère réalisé dans le même matériau, mais retourné face du bas vers le haut. Sa découpe ajoute un coin à l’ensemble, répondant à celui que forme la base, dont les planches verticales dépassent de l’autre côté à la façon des pages d’un livre ouvert. Débordant des dispositions conventionnelles de ce que recoupe le concept de table, nos habitudes visuelles ne manquent pas de venir butter contre ces deux coins surnuméraires.
Au centre du plateau quatre plaques de papier bakélisé sont superposées comme de grandes cartes à jouer. Dans leur déploiement hélicoïdal, elles composent une manière de présentoir en escalier. Divers objets y sont disposés sur un mode giratoire, les formes se faisant écho dans les diagonales tournantes des plaques : au centre, un petit socle de bois retourné qui ouvre sa corole de feuilles ciselées à la manière d’un cendrier ; aux angles, une branche de chardon blanchie ; un napperon en dentelle de fils de fer écrasés ; deux savons desséchés par les ans ; la coque d’une maquette de bateau de guerre inachevée aux allures de navette à tisser ; un dodécaèdre calendaire en plastique transparent ; un couvercle de beurrier en faïence exhibant son ventre concave ; un bloc de bois grossièrement creusé à la gouge ; deux pierres en chocolat ; la réplique en plâtre d’une statuette de pleurant entourée d’anneaux de bakélite, composant une sorte de sphère armillaire dont l’identité balance entre objet d’art et objet de science ; et, contrecollée sous la table, la photographie d’un escalier en spirale.
Au regroupement des objets dans une vitrine, sur une étagère, un établi ou quelque présentoir que ce soit, préside ordinairement une typologie. Dans les espaces domestiques, elle est souvent liée à l’usage, dans les rayonnages de boutiques à des familles de produits, dans les musées à des périodes, des secteurs d’activités, des disciplines et ainsi de suite. Si l’arrangement des éléments sur cette table tient du rangement, il semble bien que ce soit pour en mettre les principes sans dessus dessous. Les choses y apparaissent rassemblées selon des règles superfétatoires qui ne manquent pas de rappeler la liste établie dans « le Marché céleste des connaissances bénévoles », encyclopédie chinoise imaginée par Jorge Luis Borges pour donner un aperçu du caractère vertigineux que représenterait un mode de classement échappant à toute forme de hiérarchisation logique. Leur organisation pourrait également s’apparenter à la collection de schémas épinglés sur le chemin de randonnée encyclopédique du cabinet de Pierre Sogol, professeur d’alpinisme analogique inventé par le poète René Daumal ; personnage dont le seul nom entend mettre le logos à l’envers. En ce cas, il s’agirait d’un mode de classification donnant à voir comment l’intérieur de notre tête est meublé, avec ses lacunes, ses morceaux de savoir coupés de tout contexte, en perpétuel réaménagement, mais offrant une apparente cohérence.
Les Fantômes du Quartz constituent une série de sculptures et d’installations dans lesquelles Guillaume Constantin présente des ensembles d’objets juxtaposés, superposés, recouverts ou encastrés, suivant un jeu de strates dont la disposition varie d’exposition en exposition. Ce sont de petits objets de toutes sortes, offerts, trouvés, achetés, empruntés ou reproduits, constituant autant de fragments autonomes bien que voués à former des ensembles. Du fait de leur appartenance à une série, ces ensembles forment eux-même un ensemble plus vaste au sein duquel les éléments se répondent. Avant de les mettre en relation dans un même espace, l’artiste commence par collectionner les objets, les images et les histoires. Le travail procède alors par décantation. Les jeux d’association se mettent en place dans l’espace de l’atelier, se poursuivant jusque dans l'espace d’exposition auquel ils s’adaptent et où ils restent en suspens pour un temps. Sur les étagères ou les établis de leurs lieux de travail, nombre d'artistes accumulent des matériaux, des objets trouvés, des essais de matière, des images, des fragments de texte ou des notes qui viennent nourrir leur imaginaire et qu’ils laissent reposer là. Ils les déplacent de temps à autre pour repenser les arrangements, jusqu’à ce qu’un rapprochement opportun leur offre l’occasion d’en faire une œuvre. Ils peuvent ainsi passer des mois dans leurs ateliers à vivre avec ces objets posés sur des étagères, développant avec eux une relation affective qui leur permet paradoxalement d’adopter une distance critique à leur endroit. C’est ce travail de sédimentation que Les Fantômes du Quartz donnent à voir : le dispositif de recherche artistique faisant œuvre en tant que tel.
Les Fantômes du Quartz tendraient en ce sens à mettre en espace les mécanismes de la mémoire.
Au-delà du seul travail de l’inconscient, il y aurait là l’idée du dysfonctionnement ordinaire de la pensée, dysfonctionnement inévitable mais aussi nécessaire à toute démarche d’invention. Les réunions d’objets, mues par la temporalité de la recherche, mettraient en jeu les processus de fulgurances ou de parasitages de pensées, quand tout n’est pas encore fixé par une interprétation. L’artiste entend d’ailleurs ne jamais interpréter son geste, donnant la part belle à la constance des variables dans la manière dont surgissent les rapprochements. Éludant la hiérarchie des interprétations, ses œuvres réifieraient ce mode de dilatation de la pensée qui consiste à laisser les problèmes ouverts à tous les questionnements périphériques, à ne pas faire de tri entre les notions ou les idées qui apparaissent stimulantes au point de perdre de vue ce que l’on cherche. Dans la terminologie des sciences cognitives cette disposition d’esprit correspond à l’étape du travail de chercheur qui précède celle de l’incubation, étape essentielle au cours de laquelle la perte de sens permet l’émergence d’une intuition, la formation d’une hypothèse, d’un saut théorique, avant que le travail final de déduction n’intervienne pour valider, ou invalider celle-ci.
Le terme de dispositif désigne la manière dont les pièces d’un appareil sont articulées, dont ses parties, tout en étant distinctes les unes des autres, forment un ensemble. Ici, c’est l’unité formelle émergeant des associations d’objets qui détermine la cohérence de chaque dispositif, en font des entités, bien que composées d’éléments autonomes, des ensembles comprenant plusieurs petits mondes qui sont à la fois dissociables et associés, de telle sorte qu’on peut les observer individuellement en dehors de leur disposition. Mais c’est également leur disposition qui permet de voir les objets individuellement, en ce qu’ils se mettent en valeurs les uns les autres par jeux de contrastes et de complémentaires, sur le plan des formes, des couleurs, des matériaux et des histoires qu’ils colportent. Il s’agit de penser les objets à travers ce qui se joue entre eux, à l’endroit de l’interstice qui les sépare lorsqu’ils sont placés côte à côte. L’artiste aime à rappeler cette formule de Georges Perec selon laquelle ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble mais l’ensemble qui détermine les éléments. L’attention se porte ainsi sur à la manière dont la différence permet la relation, dont la coupure autorise la jonction. L’articulation, ou la désarticulation de l’ensemble, s’en trouve mise en évidence : le dispositif présenté pour ce qu’il est.
Les ensembles obtenus ne visent pas pour autant à rejouer l’expérience des anciens cabinets de curiosités, où la collection tendait à un certain didactisme. Si l’histoire des cabinets de curiosités et autres panoptikums intéresse l’artiste au premier chef, c’est pour ce qu’ils constituaient des lieux d’attraction, aimantant l’attention par la présentation conjointe de choses aussi singulières qu’hétéroclites, mêlant objets naturels et artefacts, de même que divers domaines scientifiques ou artistiques. Les dispositifs de l’artiste cherchent à générer une forme d’attraction semblable mais non à des fins pédagogiques. Les rapports qu’ils établissent dans l’agencement des objets ne relève pas de la typologie, ni de la thématique, ni même du registre de la sémantique. Les Fantômes du Quartz procèdent de l’association libre et restent ouverts à toutes les lectures, précisément parce qu’aucune ne fait sens. L’enjeu est de permettre l’apparition des objets et par la même occasion de mettre en évidence le processus subjectif qui détermine leur apparition. Il s’agit de donner à voir comment les objets nous apparaissent en tant que signes ; et comment ces signes circulent d’un objet à l’autre. Aussi, l’effet d’étrangeté induit par ces dispositifs est un prérequis à l’adoption d’une distance critique vis-à-vis de ce que l’on voit, il permet de se regarder voir.
Cet effet d’étrangeté procède en premier lieu du rapprochement de fragments issus d’univers hétérogènes. Les Fantômes du Quartz mettent en déroute les découpages catégoriels, les lignes de démarcation disciplinaires et autre zones conceptuelles dont les contours dessinent les patrons auxquels se plie la vision dans une logique de reconnaissance. Les objets en eux-mêmes sont également rendus insolites par leur présentation inhabituelle. Elle suffit le plus souvent à déjouer les automatismes psychiques qui nous incitent à ne plus les voir dès lors qu’on croit les avoir reconnus. La perception des formes s’en trouve libérée, laissant transparaître tout un feuilletage d’images que l’on peut reconnaitre en un même objet, par associations d’idées. Le geste peut alors se limiter à : retourner l’objet, comme avec le petit socle de bois ou le couvercle de beurrier ; le basculer, comme la statuette de pleurant couchée, prête à être bercée ; l’aplatir, comme l’écheveau de fil de fer blanc ; ou encore n’en présenter qu’un morceau, à l’instar de ce même pleurant sans tête… Ces opérations n’entrainent que peu d’interventions matérielles de la part de l’artiste et suffisent pourtant à faire apparaitre les choses dans tout leur caractère polysémique.
L’essentiel du travail de production plastique repose alors sur la conception des éléments de soclage et autres structures en cimaises. Retournant les objets, l’artiste retourne également les hiérarchies qui placent la valeur de l'œuvre au-dessus de celle du socle : les objets présentées sur les éléments de scénographie semblent être aussi bien là pour y être mis en valeur que pour mettre en valeur les présentoirs. Certaines sont mêmes parfois employées comme éléments de maintien : un moulage de tête sert à caler un socle ; des pierres de la collection de l’artiste servent de complément de socle ; des pièces de bois sculptées maintiennent en tension les plaques d’un présentoir ; et ici, les objets présentés permettent de lester les plaques de bakélite de manière équilibrée. Le mobilier d’exposition tient lieu de sculpture à part entière, agencé en plans superposés, rayonnants ou en hélice, comme ce dispositif qui distribue ses éléments de façon tournoyante. Il traduit dans l’espace une logique de permutation continuelle des points de vue, suivant un mouvement de rotation centré sur un référent vide, ou du moins inaccessible : la subjectivité de l’artiste. Passant outre les frontières définies par les cadres des présentoirs, les objets sont à la fois déposés au-dessus, au-dessous, derrière, ou devant les supports, eux-mêmes régulièrement installés sans dessus dessous. On les trouve également à cheval entre deux et même souvent coupés par la ligne d’une étagère, d’une fenêtre ou par le plan d’un mur, de même que les bords d’une photographie coupent les objets, laissant imaginer les corps qui se prolongent hors cadre. Ces dispositif participent ainsi d’une volonté de décadrage, composant l’espace de l’exposition comme la pagination d’un livre pour pointer du doigt ce qui se passe entre les zones délimitées et souligner la présence d’une syntaxe, voire d’une forme de narration incompréhensible.
En dehors de la dispositions des objets et de la conception de leurs supports, les matériaux sont également source d’ambiguïtés. Ce sont souvent des matériaux industriels, des matériaux composites, intermédiaires, relevant eux aussi de l’entre-deux, comme le médium teinté, mi-naturel mi-artificiel, ou les plaques de bakélite qui ne sont ni de l’ordre du bois, ni du plastique, ni du métal, mais entre tout ça. Étant conçus le plus souvent pour être cachés et non montrés, ce sont des matériaux dépréciés dont la valeur esthétique est considérée comme pauvre. Leur mise en exergue fait apparaitre la richesse paradoxale de leur aspect. Leur étonnante étrangeté accompagne les jeux d’analogies et les anachronismes, confondant les cultures matérielles d’époques diverses. A ce titre, le plastique cristallin du calendrier en dodécaèdre entend moins dénoncer la réduction de l’histoire de ce solide platonicien à un vulgaire gadget, qu’à témoigner de la fascination survivante qu’exerce cette antique figuration de l’éther, cinquième élément de la physique des Anciens. C’est la profondeur énigmatique des manifestation triviales qui s’y lit en transparence.
Comme avec ce bibelot, l’anachronisme est souvent au rendez-vous dans les Fantômes du Quartz. En dehors de la seule juxtaposition d’objets d’époques diverses, trouvés ici et là, l’artiste réalise également de nombreuses copies d’objets anciens dans des matériaux contemporains : copies de heaumes en résine d’imprimante numérique ; photographies de bustes antiques reportées sur des sous-bock ; icônes de l’histoire de l’art transférées sur des sweat-shirts, et ainsi de suite. Il met ainsi à jour d’anciennes formes, capables d’exercer un pouvoir d’attraction quelle que soit leur matérialisation. L’opposition du matériel et de l'immatériel, de l’objet et de l’idée s’abolit dans ces jeux de répliques permanentes. Tout objet n’est jamais que le produit dérivé d’un autre. Autrement dit, les objets conçus par l’artiste ne relèveraient de l’invention que dans la définition juridique donnée à ce terme lorsqu’on dit de celui ou celle qui découvre un objet enfoui, dont l’existence n’avait encore été portée à la vue de personne, qu’il l’invente. En ce sens, c’est la propension des formes à circuler et se reproduire que l’artiste ne cesse de réinventer.
Dans l’absolu, les éléments rassemblés dans les Fantômes du Quartz peuvent être enlevés ou permutés. Leurs associations étant liées à des questions d’ordre sculptural, leurs formes se figent à un moment donné, non pour mettre en œuvre un exposé, arrêter un propos, mais pour rester en suspens dans l’aporie, toujours enveloppées de mystère. Leurs dispositions cherchent à générer une tension entre deux postures opposées mais complémentaires : d’un côté, l’attrait sensuel qu’exerce le jeu des formes et de l’autre, la distanciation critique ; l’adhésion fervente à la plasticité des relations, et le recul réflexif. Elles mettent en évidence la place de l’émotion dans le processus d’apparition et de reconnaissance des formes, tout en invitant à examiner avec une froideur toute conceptuelle la manière dont les images que l’on a en tête déterminent la façon dont les choses nous apparaissent, avec la valeur que nous leur accordons. Si la question de l’art met en jeu l’affect, il y a toujours dans un second temps celui de l’interrogation : c’est dans l’écart entre l’émotion et l’exploitation consciente du phénomène observé que se trouve l’enjeu. Il s’agit de donner à percevoir l’oscillation entre deux tendances qui constituent les pôles limites du comportement psychique. Entre l’identification par l’imagination et la distanciation raisonnée, un espace de pensée se dégage, un entre-deux où les fantômes qui nous hantent deviennent visibles, donnant à sentir comment la mémoire collective détermine activement notre rapport aux choses.
Car en matière d’objets, il y a toujours une histoire de fantômes, cette histoire s’introduit jusque dans le titre de la série. Et pour ne pas laisser la question dans le flou, il est peut-être important d’indiquer que les quartz fantômes existent bel et bien. Dans la langue des joailliers, ils désignent une variété de cristaux contenant des inclusions minérales qui se révèlent en transparence sous forme d’étoilements de couleur ou de voiles translucides, flottant au coeur même du matériaux. Leur présence rend les étapes de la croissance du quartz lisibles. Et si le caractère énigmatique de l’objet suffit à justifier la référence, on peut tout de même noter une analogie avec les œuvres de la série : elles aussi tentent de faire apparaître au cœur des choses matérielles les souvenirs qui les hantent, donnant à voir les strates de l’histoire visuelle qui se superposent en elles et déterminent la manière dont elles nous apparaissent.
Les objets sont hantés par les signes au moyen desquels nous les reconnaissons, images survivantes d’une histoire de l’art dont l’organisation est loin d’être linéaire, ignorant les filiations chronologiques, les étiquetages temporels ou géographiques ainsi que les catégories distinguant les images, les objets et les récits, de même que les productions artistiques, artisanales et industrielles. Au travers du matériel iconographique qu’elle confronte, l’œuvre toute entière entend matérialiser le processus mémoriel qui réinvesti des valeurs expressives préexistantes dans la vision que l’on a d’un objet à l’instant de son apparition. Anachronique par essence, ce rapport à l’histoire visuelle, technique et mythique, errant dans les limbes du préconscient, entre effacements et survivances, fait de la mémoire une collection choisie d’excitations auxquelles répondent ses manifestations.
Aussi, la clef de voûte des Fantômes du Quartz pourrait bien se trouver sous la table, dans cette petite image qui donne à voir le principe central du dispositif en le cachant : une organisation d’éléments qui met en jeu la circulation des formes dans leur éternelle reformulation, revenant indéfiniment à l’endroit où le même a changé, progressant par retours jusque’à perdre tout repère, emporté par le mouvement spiralaire de l’esprit d’escalier.
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Caroline Hancock
La reconnaissance des motifs, monographie, Manuella Éditions, 2019
Fenouil
Une fable sculpturale s’active sur un plat à gâteau rouillé : les reliques de Marie Madeleine auraient été trouvées dans le Var… et il est fameusement relayé que, de son crâne, poussait un fenouil. Selon Pline, cette plante aurait la capacité d’éclaircir la vue. Voilà justement l’activité systémique de Guillaume Constantin qui, par sa série continue de photographies Everyday Ghosts, ses assemblages et ses dispositifs de présentation, permet de rafraîchir notre regard. Déjà en 2004, Richard Deacon écrivait : « Make-believe is all too real and Guillaume Constantin gives us an interface » 1. Le relationnel et l’imbrication sont en effet au cœur de sa plastique conceptuelle, qui se déploie comme une remédiation perpétuelle d'images et de choses en open source, partagées sur la toile numérique ou dans l'espace réel.
Deux élastiques très choisis viennent entrelacer une mâchoire humaine trouvée et ce légume en faïence commandité à une comparse, l’artiste Marion Auburtin, pour former Pushing my face in the memory of you again 2. Dans une incarnation précédente, un vrai fenouil était acteur de ce grand écart. Guillaume Constantin engage notre imaginaire dans l’éventail des possibles de ses Fantômes du Quartz, et autres replis du quotidien déplacés, déclassés et actualisés à l'âge du soi-disant tout-reproductible. Délicieux feuilletage anisé pour aiguiser nos icônes comme nos anonymes, Hans Memling en sweat-shirt ou inconnues de la Seine en exercice de sauvetage, dans des mises en scène qui chavirent. Un chardon nous empêche de nous avachir. Mangez donc ce paradoxe du trésor ! 3
1.Richard Deacon, extrait d'« Interfacing », texte paru dans le catalogue de l'exposition Mémoire collective, Londres, 2005 : « L'imaginaire est bien trop réel et Guillaume Constantin nous apporte une interface.»
2. Panoptikum, exposition personnelle, kiosque Raspail (construit par l'architecte Renée Gailhoustet), Ivry-sur-Seine, 2018
3. En référence à l’exposition éponyme, avec Raphaël Zarka, chez Interface, Dijon, 2008
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Chris Sharp
La reconnaissance des motifs, monographie, Manuella Éditions, 2019
Les mêmes eaux profondes que toi
Et si, venu-e-s d’un avenir lointain, nous ne savions rien de la complexe constellation discursive dans laquelle se situe le travail de Guillaume Constantin ? Si nous ne savions rien de l’inconnue de la Seine, du dispositif, de Foucault et de son intérêt pour l’archéologie, de l’artefact et du rapport que celui-ci entretient, mettons, avec l’ordre du savoir ? N’ayant aucun accès à ces informations ni à ce cadre de référence, nous rencontrerions alors, parfaitement intacte, en quelque sorte, l’installation sculpturale de Guillaume Constantin, Fantômes du Quartz XXVIII (The Same Deep Water as You) 1 , 2016. Mais, un instant : qui sommes - « nous » ? Un genre de survivant-e-s, pour qui toute technologie n’est plus qu’un vague souvenir, une sorte de rumeur. Déformé-e-s par la superstition et la peur animale d’un climat à l’imprévisible férocité, devenu la grande menace qui pèse sur notre quotidien, nous et notre conception de l’avenir ne nous étendons pas au-delà de notre connaissance du passé immédiat. Or, voilà que nous tombons sur cette chose. Dans une salle, peut-être. À moins que la chose ne soit la salle elle-même. Elle s’apparente à un genre de machine. Peut-être un projecteur. Un film. Quelque chose qui engendre des images. Ou peut-être juste une image. Et pourtant, elle contient des images. Des perspectives multiples. Des têtes multiples (prêtes à surgir ?). Il pourrait s’agir d’une série de cadres. De modèles. Agrandis jusqu’à l’exagération. Alternativement, il pourrait s’agir d’un temple. D’un objet de dévotion ou d’adoration. D’une chose où l’on fait des vœux, murmure et soupire dans l’espérance. Est-elle précieuse ? Ses parties étant reliées par une espèce de corde, elle semble provisoire, modifiable. Ou mobile. Peut-on la démonter ? Le faudrait-il ? Et s’il était impossible de la remonter ? Peut-être vaudrait-il mieux en préserver le mystère ? Une chose est sûre : elle vient du passé. Elle parle depuis le passé. Et pourtant, elle semble vouloir parler au futur, comme si elle était destinée à nous parler. Elle murmure si bas qu’elle est presque inaudible, comme embarrassée ou honteuse, comme si elle avait trait au désir. À la création du désir. Au fait d’être machine ou mécanisme, voire, enfin, machination pour créer le désir. Une machination du désir.
(Traduit de l'anglais par Nicolas Vieillescazes)
1. Les mêmes eaux profondes que toi
- Presse
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Julien Bécourt
Mouvement
2022
Mouvement, 2022
Persona everyware
Jusqu'au 20.09.2022 au centre d'art Le Lait, Albi
Rassemblant huit artistes européens, l’exposition Persona Everyware met en exergue les anomalies d’une « infosphère » qui reconfigure chaque jour nos réalités et nos identités. Au croisement de l’intime et du collectif, de l’anonymat technologique et de la réflexion humaniste, ce passionnant terrain d’investigation post-internet prenait place au centre d’art Le Lait, à Albi.
L’exposition aurait aussi bien pu s’appeler Faux et usage de faux, puisque les huit artistes réunis par les trois commissaires (Anne-Lou Vicente, Raphaël Brunel, Antoine Marchand) ont pris pour axe de travail les phénomènes de duplication industrielle, la réappropriation d’images existantes et la dépersonnalisation de la forme artistique. Au demeurant, la définition du mot persona éclaire plus précisément le propos : « Une ou un persona, du verbe latin personare (per-sonare : "parler à travers"), est une personne fictive stéréotypée ». Le mot était utilisé pour désigner le masque que portaient les acteurs de théâtre romains, masque déjà en vigueur dans le théâtre grec, où il était désigné comme prosopon. Carl Gustav Jung reprendra ce terme dans les années 1920 pour désigner une instance psychique d'adaptation de l'être humain singulier aux normes sociales, et Bergman signera sous ce titre l’un de ses films les plus célèbres. Combiné au jeu de mots Everyware, qui désigne à la fois « partout » (everywhere) et la marchandise (ware), l’intitulé de l’exposition renvoie à la figure d’un au-delà machinique, présence immatérielle et omniprésente, régissant aussi bien l’économie mondiale que le cours de nos existences. La question ici n’est pas de savoir vers quelle curieuse destinée collective nous entraîne ce monde du libre-échange dématérialisé et ses virus sans frontières, mais comment en traduire plastiquement les aberrations.
Ready-unmade
On s’en aperçoit ces jours-ci avec l’irruption du COVID-19 qui fait vaciller l’économie mondiale, le système ne tient qu’à un fil et peut basculer d’un jour à l’autre devant la manifestation invasive d’un facteur externe. Les huit artistes présentés dans l’exposition s’efforcent de démontrer l’invalidité de ce système par un subtil jeu de détournement. La démarche de Guillaume Constantin consiste à relever les bugs dans la fabrication industrielle de sweat-shirts reproduisant des œuvres d’art canoniques. Ces ready-made (portés lors du vernissage par la médiatrice du centre d’art) comportent des anomalies graphiques, et derrière le rococo-kitsch de la reproduction s’opère une relecture de l’histoire de l’art, mutée en maillon du consumérisme planétaire. S’appropriant le décorum anachronique du musée, l’artiste a également disséminé des fragments de bustes et de têtes de statues de la Renaissance dans les salles d’exposition. Imprimés en 3D à partir de fichiers en open source de musées patrimoniaux, ces visages féminins tronqués s’encastrent dans une bibliothèque ou reposent, yeux clos, sur un radiateur. Convoquant l’idéal féminin d’un autre âge, ils veillent sur les lieux dans un état intermédiaire, entre disparition et matérialisation.
Surface rutilante
Dans sa série Swiped Circumstances qui jalonne l’exposition, Anouk Kruithof réalise des impressions sur latex de photographies d’armes saisies par la TSA (l’agence de la sécurité des transports) aux États-Unis, auxquelles sont associée la carte d’identité de leur propriétaire. En adjoignant des gants en caoutchouc et des yeux en plastique à ces origamis de latex, elle prête une nouvelle vie à des identités anonymes. Travail de réappropriation encore avec les robes luxuriantes d’Ingrid Luche, suspendues à un portique aux côtés d’accessoires semblant sortis du dressing d’un fashion designer, ou étalées sur le sol comme des sculptures désincarnées. Derrière les motifs pop et les apparats glamour, les accessoires en question ont été récupérés par l’artiste lors de ses déplacements aériens tandis que ses Ghost Dresses sont ornées du visage de Nasim Najafi Aghdam, cette jeune iranienne, bodybuildeuse et militante végane, qui s’est rendue en 2017 dans les locaux de YouTube équipée d’une arme de poing. Ne tolérant pas que la plateforme applique une restriction d’âge sur ses vidéos et ne la rémunère pas assez pour ses chaînes aux milliers d’abonnés, elle avait ouvert le feu sur les employés avant de se donner la mort. Là encore, derrière une surface rutilante se dissimule une réalité plus sombre. Qu’elle soit réelle ou supposée, la discrimination peut conduire aux pires extrémités, et Ingrid Luche s’en fait le relais à travers une installation aux multiples entrées possibles.
Les deux posters de Kevin Desbouis, issus de la série Claire's, sont réalisés à partir de captures d’écran de vidéos YouTube montrant de jeunes adolescent.e.s se faisant percer les oreilles dans l’illustre chaîne de magasins. De ces visages low-fi aux couleurs saturées émane une aura inquiétante. Le regard vide, ils apparaissent comme les icônes d’un monde phagocyté par la technologie. Trois vidéos sont également présentées : celle du duo Emilie Brout & Maxime Marion pastiche les clips corporate où des couples, respirant le bien-être, évoluent dans des cadres de vie luxueux et aseptisés. Tournée dans leur atelier, leur vidéo se réapproprie le cahier des charges de Shutterstock, une immense base de données proposant des images génériques soumises aux licences de la société. Le couple se met en scène en exagérant ses attitudes - sourire radieux, complicité amoureuse, paysages de rêve - afin qu’elle réponde aux contraintes de la plateforme, tout en laissant entrevoir la part bien réelle de leur intimité.
Mascarade
Dans le court-métrage Casting Call, Eleni Kamma met en scène avec un humour féroce les conflits et désaccords opposant les différents pays de l’Union Européenne. Chacun des pays membres est incarnée par un personnage affublé d’un masque de carnaval, tandis que l’étranger est mis au ban de cette garden-party aux accents médiévaux. Incarnation des dérives politiques et de la bouffonnerie du pouvoir, une marionnette grimaçante y est embrasée dans un grand feu de joie. Le rite païen se transforme alors en exutoire collectif, et la question migratoire fait l’objet d’un bizutage archaïque. Quant à The Opening Monologue de Pedro Barateiro, réalisé exclusivement à partir de found footage YouTube, il dresse un état des lieux de la culture occidentale à l’ère du Capitalocène. Cette cosmogonie new age est narrée par une voix off robotique et lugubre, que l’on associe spontanément à une entité post-humaine. Une chose est sûre, on ne se laissera pas faire et la riposte s’organise, avec un sens aigu de l’ironie et de la poésie. Les artistes avancent masqués, et on sait à quel point c’est salvateur en cette période de crise sanitaire.
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Sandra Barré
Zérodeux
2021
Zérodeux, 2021
Le mont analogue
FRAC Champagne-Ardenne, Reims, jusqu’au 23.12.2021
Le FRAC Champagne-Ardenne propose cet automne une illustration du roman de René Daumal, Le Mont Analogue. Permettant tout autant la valorisation des collections du lieu, que la création de travaux inédits, plus de quarante artistes discutent de cette œuvre littéraire portée par la légende d’une conquête. Le Mont Analogue, commencé en 1939 et resté inachevé à la mort de l’auteur en 1944, raconte l’histoire fantastique d’un homme, le narrateur, persuadé que le Mont Analogue existe. On raconte qu’il peut être vu à la seule condition d’y croire. Lui y croit. Il regroupe une petite équipe et, ensemble, ils et elles partent à sa découverte. Commence alors une fable qui inspirera plusieurs générations d’artistes, répertorié·e·s il y a quelque temps par le journaliste Aureliano Tonet dans les colonnes du Monde. L’exposition éponyme nous propose d’éprouver ces ramifications.
Commence l’ascension artistique, mise en images et en sons, du roman. La première salle prépare la marche. En montagne, il faut s’équiper : Raymond Hains prête ses valises remplies de livres (On devrait toujours voyager/toujours vouloir aller ailleurs, 1987, et Étagères, 1998) ; Jimmie Durham et Bibi Manavi fournissent le bâton sur lequel s’appuyer ; Nancy Graves, David Renaud, Manon Harrois, Laura Lamiel et Guillaume Constantin dessinent des cartes imaginaires à suivre les yeux grands ouverts et Gaëlle Choisne propose Quelques vivres pour l’au-delà (2018).
Spectateurs·rices outillé·e·s, la poésie s’étoffe. S’ensuit une plongée dans l’inconnu dont les salles vont cadencer la marche. Parmi les œuvres proposées, notons les inscriptions de Charles Lopez, Coordonnées de l’inaccessible (2007), impression des coordonnées géographiques de deux îles sur lesquelles il est impossible d’accoster. Appartenant à l’archipel de Tristan de Cuhan, dans l’Atlantique Sud pour l’une et à celui de Ross en Antarctique, pour l’autre, toutes deux nées de l’émergence d’un volcan, leur inaccessibilité ne leur permettrait presque d’exister que par la pensée. L’œuvre de Béatrice Balcou fait également jeu d’imagination. Sur une tablette est couchée une fiole en verre. Elle renferme de la poussière de bois de Saint John Placebo, sculpture du XVI e siècle copiée par l’artiste. À ses côtés, un cadre trace, avec la même essence de bois – du sapin –, la silhouette de la statue manquante. Elle interroge les vestiges de ce qui existe ou non et les histoires qui en émergent. L’œuvre raconte combien la narration de l’histoire de l’art peut parfois prendre des airs de contes.
Plus loin, dans l’escalier, Quentin Derouet, écrase une rose à même le mur. Libérant le jus coloré que ses pétales renferment, il trace, essore, presse la fleur pour dessiner une calligraphie instinctive, presque primitive. Encore un geste d’amour rappelle ici la « Rose-Amère » de Daumal qui, ingérée permet de discerner la vérité du mensonge. Ce passage par le végétal, placé ici dans l’ascension, fait guide. Il annonce l’ouverture à la croyance, à la mystique, au sacré. Dans les salles du haut, les œuvres lient magie et onirisme à l’essence même de la marche. Les peintures méticuleuses, délicates, mais aussi dérangeantes de Karine Rougier ouvrent l’imaginaire tout autant que les photographies troublantes de Stéphanie Solinas. Cette dernière, marche dans les pas de l’explorateur polaire Jean-Baptiste Charcot et fait s’embrasser le réel et l’irréel. Les œuvres de Kapwani Kiwanga et d’Otobong Nkanga reviennent, elles, sur la matérialité de la pierre que l’on foule. La première l’envisage comme image du déplacement en faisant référence aux glissements des plaques tectoniques qui se chevauchent sans mal, a contrario des flux de populations qui coincent et crissent. Otobong Nkanga, quant à elle, par l’installation polysensorielle Taste of Stone (2010), où le toucher et l’ouïe sont convoqués, illustre combien les pierres sont chargées d’histoires intimes et personnelles. Pour finir ce non exhaustif tour, le Soundwalk Collective, en collaboration avec Patti Smith, par l’entremise d’une vidéo hypnotisante, où des superpositions de plans filmés dans les montagnes de l’Himalaya, en Inde et au Népal, renvoie à la transe que la marche bien souvent provoque.
Cette exposition scrupuleusement paritaire – les commissaires Boris Bergmann et Marie Griffay insistent sur ce fait – renvoie aux pluralités d’interprétations qu’offre ce roman, et particulièrement aux multiples expériences que peut véhiculer l’ascension : pourquoi vouloir monter ?
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Adrienne Rey
Slate
2020
Slate, 2020
L'inconnue de la Seine, un fait divers devenu icône littéraire
À la fin du XIXe siècle, le masque mortuaire d'une jeune inconnue noyée dans le fleuve est reproduit à des milliers d'exemplaires. Ce visage énigmatique va inspirer les artistes de toute l'Europe.
Un beau jour de 1880, le corps d'une jeune femme est repêché de la Seine. Aucune trace de contusions ou de plaies. On conclut au suicide. Sur son visage comme endormi se dessine un sourire énigmatique. Fasciné, l'assistant légiste décide d'en réaliser un moulage. Si la pratique est alors courante, d'ordinaire ce sont les traits d'hommes illustres que l'on fige dans l'immortalité. Pourtant voici que dans les vitrines et sur les étalages des mouleurs parisiens, entre deux bustes de Napoléon ou de Beethoven, l'inconnue de la Seine vient de faire son apparition…
« Un spectacle à la portée de toutes les bourses »
Cette mode du masque mortuaire peut aujourd'hui nous sembler incongrue ou dérangeante, mais elle fait partie de la sensibilité de l'époque. Autre temps, autres mœurs, dira-t-on. En cette fin de XIX e siècle, c'est d'ailleurs un lieu bien particulier qui suscite l'enthousiasme des Parisien·nes.
Située quai de l'Archevêché, à deux pas de Notre-Dame, la morgue est une adresse courue des citadin·es, qui n'hésitent pas à s'y rendre en famille pour la balade dominicale. Derrière de grandes vitres, les cadavres récupérés dans la Seine ou trouvés dans la rue sont exhibés pour une éventuelle identification. Dans son roman Thérèse Raquin, paru en 1867, Émile Zola dresse le portrait de la foule qui s'y presse chaque jour: « La morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses, que se payent gratuitement les passants pauvres ou riches. La porte est ouverte, entre qui veut. Il y a des amateurs qui font un détour pour ne pas manquer une de ces représentations de la mort.»
Devenue attraction du Tout-Paris, la morgue figure en bonne place dans les guides touristiques jusqu'à sa fermeture au public en 1907. « Lorsque les dalles sont nues, les gens sortent désappointés, volés, murmurant entre leurs dents. Lorsque les dalles sont bien garnies, lorsqu'il y a un bel étalage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se donnent des émotions à bon marché, s'épouvantent, plaisantent, applaudissent ou sifflent, comme au théâtre, et se retirent satisfaits, en déclarant que la morgue est réussie, ce jour-là », continue-t-il.
L'écrivain naturaliste décrit un public disparate où des « bandes de gamins » côtoient des petit·es rentièr·es et des ouvrièr·es goguenard·es. À la foule de curieux et de curieuses se mêlent encore les femmes de la haute société venues promener leurs robes de soie et leurs regards sur les corps en décomposition comme on le ferait «devant l'étalage d'un magasin de nouveautés». Devenue attraction du Tout-Paris, la morgue figure en bonne place dans les guides touristiques jusqu'à sa fermeture au public en 1907 sous la pression du préfet.
Une icône de plâtre
En 1900, l'Anglais Richard Le Gallienne raconte, dans L'Adorateur d'image, l'histoire d'un jeune poète sur qui le moulage exerce une impression entêtante. Un an plus tard, lors d'un séjour à Paris, le poète allemand Rilke est lui aussi frappé par la beauté du masque exposé dans la vitrine du mouleur Lorenzi, rue Racine. Il en fait le récit dans ses Carnets de Malte Laurids Brigge, publié quelques années plus tard: « Le mouleur devant la boutique duquel je passe tous les jours a accroché deux masques devant sa porte. Le visage de la jeune femme noyée que l'on moula à la morgue, parce qu'il était beau et parce qu'il souriait, parce qu'il souriait de façon si trompeuse, comme s'il savait.»
Au fil des années 1920, le masque de l'inconnue de la Seine fascine la mode et l'esthétique de son temps et s'arbore fièrement au mur des maisonnées bourgeoises ou des appartements de la jeunesse bohème. D'après l'essayiste Al Alvarez, qui fut un proche d'une autre suicidée célèbre de la littérature, la poétesse Sylvia Plath, l'actrice britanno-autrichienne Elisabeth Bergner aurait modelé sa coupe de cheveux sur celle de la belle noyée, inspirant avec elle toute une génération de jeunes Allemandes.
Dans ce même pays, 150 ans plus tôt, les adolescents romantiques s'habillaient à « la mode Werther », portant des costumes jaune et bleu en l'honneur du héros de Goethe qui s'ôte la vie faute de n'avoir pu être aimé en retour.
Un objet de fascination
La postérité littéraire de l'inconnue connaît son apogée dans les années 1930. En France, Jules Supervielle en fait le personnage principal de l'un de ses romans, tandis qu'en Allemagne le couple de romancièr·es Herta Pauli et Odo Von Horvarth s'en inspirent. Quant à l'écrivain américano-russe Nabokov, de qui l'on connaît le goût pour les jeunes héroïnes, il dédie un poème à la « plus blême et ensorcelante de toutes ». En 1933, lors de la publication de sa pièce L'Église, Louis-Ferdinand Céline choisit une photo de l'inconnue en guise de frontispice. La rumeur voudrait qu'il s'agisse d'une jeune fille noyée trois ans plus tôt, ce qui provoque l'indignation de lecteurs et lectrices dont le courrier afflue pour rappeler que le masque est en réalité bien antérieur.
On ne compte plus les personnages féminins morts par noyade dans la littérature, à commencer par l'Ophélie de Shakespeare. Céline profite de la polémique pour revenir sur son choix et expliquer ce qui l'a tant subjugué: « À ce propos, il faut ce genre d'occasion pour percevoir tout autour de soi cette silencieuse persistance poétique chez les anonymes, qui disparaît dans le silence aussi, sans laisser de traces, jamais. Un jour, quand je serai vieux, je ferai un livre dans ce sens, à la recherche des choses du cœur qui s'en vont.» La belle anonyme séduit également les photographes Albert Rudomine, Yvonne Chevalier, Willy Zielke ou encore Man Ray, qu'Aragon contacte pour illustrer une réédition de son roman Aurélien, paru en 1944. En proie au spleen depuis son retour de la Grande Guerre, le héros éponyme trompe son ennui existentiel dans la fête, les amours sans lendemain et l'oisiveté que sa condition de rentier lui permet. Un soir, il fait la rencontre de Bérénice, une jeune provinciale qui a « le goût de l'absolu » et la trouve « franchement laide ». Différé, le coup de foudre n'en sera que plus intense… À peine la jeune femme a-t-elle fermé les paupières qu'il la reconnaît. C'est elle! L'inconnue de la Seine dont il contemple chaque jour le visage endormi sur le mur de sa chambre.
La figure de la noyée
Comment expliquer que cette fascination ait si longtemps perduré ? Il faut pour cela se pencher de plus près sur la figure de la noyée qui transparaît en filigrane derrière la suicidée parisienne. À vrai dire, on ne compte plus les personnages féminins morts par noyade dans la littérature, à commencer par l'Ophélie de Shakespeare, amoureuse éconduite par Hamlet, plus tard immortalisée sous le pinceau du préraphaélite Millais et à qui Arthur Rimbaud dédiera un poème. Plus récemment, la noyée inspire à Serge Gainsbourg l'une de ses plus belles chansons tandis qu'on la retrouve au cinéma dans le Melancholia de Lars Von Trier ou derrière le visage bleui de Laura Palmer dans la série Twin Peaks de David Lynch. Folklores et mythologies foisonnent de sirènes et d'ondines, de naïades et de nymphes, où la femme et l'eau entretiennent une relation privilégiée et souvent funeste. Dans L'Eau et les rêves, le philosophe Gaston Bachelard fait de cette dernière l'élément essentiellement féminin, régi par un même principe de dualité: tour à tour limpide ou trouble, calme ou tempétueuse. Quant à Ophélie, il l'érige en « symbole du suicide féminin. L'eau étant l'élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la littérature, elle est l'élément de la mort sans orgueil ni vengeance ». La noyée devient l'incarnation de cette union fatale faisant de la femme une figure passive qui en quelque sorte « se laisse porter » par la mort.
Le visage le plus embrassé du monde
Bien loin de ces tentations mélancoliques, c'est le directeur d'une entreprise de jouets, Asmund Laerdal, qui au début des années 1960 succombe à son tour au charme de l'inconnue. Ce Norvégien qui a fait recette grâce à l'utilisation de matériaux innovants, notamment le PVC pour fabriquer ses poupées, décide un jour de plancher sur un projet de mannequin dédié à l'apprentissage des techniques de réanimation cardio-pulmonaire (bouche-à-bouche, massage cardiaque). Une raison personnelle à cela… Alors que son fils Tore était encore petit garçon, il le sauva in extremis de la noyade. Enfant lui-même, Asmund avait été par ailleurs très touché en apprenant l'histoire de la jeune noyée, dont ses grands-parents conservaient le masque. C'est donc tout naturellement, estimant qu'un visage féminin intimiderait moins les étudiant·es, qu'il décide de donner à son mannequin de sauvetage, baptisé «Resusci Anni», les traits de l'inconnue. Plus d'un siècle après sa mort, la jeune femme aura donc, destin ironique et paradoxal, permis de sauver des centaines de vie.
Une influence jamais démentie
Aujourd'hui encore, l'inconnue de la Seine projette son aura mystérieuse sur les artistes et les écrivain·es. Elle a visiblement influencé Patrick Modiano pour l'écriture de son roman Des Inconnues, de même que Chuck Palaniuk, l'auteur de Fight Club, dans son récit d'horreur À l'estomac et elle apparaît furtivement, comme un clin d'œil, dans le film qu'Agnès Varda a consacré à Jane Birkin.
En 2019, le couturier Sébastien Meunier, à la tête de la maison de couture belge Ann Demeulemeester, s'en inspire pour une collection jouant avec les matières fluides pour laquelle il recouvre la tête de ses mannequins de voiles noirs. À la journaliste de Vogue venue l'interroger, Meunier raconte que le moule de l'inconnue est la première chose que l'on voit en arrivant chez lui. Depuis qu'un ami lui en a fait cadeau, il reconnaît même qu'elle est devenue « son obsession ».
L'inconnue a également fait son entrée au musée –qu'il s'agisse d'une rétrospective sur l'art du «dernier portrait» au musée d'Orsay en 2002 ou plus récemment d'expositions invitant des artistes contemporain·es, comme ce fut le cas à La Tôlerie de Clermont-Ferrand en 2016 ou à la Maréchalerie de Versailles l'an dernier. Parmi les artistes présenté·es, Guillaume Constantin, qui se décrit comme «un chasseur de fantômes», a fait de la jeune femme l'un de ses sujets privilégiés.Un mystère peut en cacher un autre…
L'inconnue occupe toujours une place particulière dans le cœur des sculpteurs, à l'instar de l'Italien Andrea Felice, un spécialiste du moulage, qui lui trouve des airs d'Amélie Poulain. Quant au mouleur Michel Lorenzi, dans la vitrine duquel Rilke avait aperçu le masque en 1901, son entreprise existe toujours. Fondée en 1871, elle est désormais située à Arcueil et possède le plus ancien modèle utilisé pour réaliser le masque, dont les ventes ont explosé en 2017, à la suite d'un article du New York Times. Quant à savoir si le moulage original a été réalisé par Michel Lorenzi lui-même, son descendant et actuel gérant de l'atelier, Laurent Forestier Lorenzi, ne peut l'affirmer avec certitude. D'autant plus que le moule laisse le sculpteur perplexe… Il semble en effet trop beau, trop souriant pour avoir être prélevé sur un cadavre. Un avis partagé par le chef de la brigade fluviale parisienne, Pascal Jacquin, « surpris par ses traits si apaisés, très loin de l'expression qu'on retrouve habituellement sur le visage boursouflé des noyés. Cette jeune femme a l'air de s'être simplement endormie en attendant le prince charmant », confiait-il à la BBC en 2013.
Inconnue à jamais
Pas loin de 140 ans après son apparition sur les étalages des mouleurs parisiens, l'inconnue a gardé tout son mystère et son identité suscite de nombreuses théories. Il s'agirait pour certain·es d'une femme morte de la tuberculose au tournant des années 1870, pour d'autres d'une dénommée Valérie enterrée au Père-Lachaise. Théorie plus rocambolesque encore, d'aucun·es suspectent l'inconnue d'être une jeune Anglaise qui aurait épousé un tailleur parisien pour se volatiliser dans la nature avant de réapparaître sous les traits du masque, provoquant la sidération de sa sœur jumelle. L'une des pistes les plus prisées par les apprenti·es détectives a longtemps conduit à Ewa Lazlo. Cette artiste de music-hall, d'origine hongroise, ressemblant à s'y méprendre à l'inconnue, mourut assassinée par son amant Louis Argon. Le nom vous semble familier ? Si le compagnon d'Ewa est, à une lettre près, l'homonyme d'un célèbre écrivain français, c'est que toute l'histoire est une invention du photographe John Goto, premier surpris à ce qu'elle ait tant réussi à tromper son monde: « J'ai pensé que les gens verraient ça comme de la fiction postmoderne, pas qu'ils le prendraient au sérieux.» Si nous ne saurons sans doute jamais à qui appartenait le visage de l'inconnue de la Seine, nul doute qu'elle continuera encore longtemps de susciter désir et fascination…
Lire sur le site de Slate
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Elena Cardin
Zérodeux
2020
Zérodeux, 2020
Persona Everyware
Le Lait, Albi, 8.02—20.09.2020
Dans un moment où le corps est à la fois surexposé dans l’espace numérique et dissimulé derrière un masque dans l’espace public, l’exposition Persona Everyware inaugurée au centre d’art Le Lait d’Albi avant le confinement résonne étrangement avec les temps actuels. L’espace d’exposition s’apparente à une galerie de portraits ou, pour mieux dire, à une galerie de personnes au sens étymologique du terme latin persona faisant référence au masque porté par les acteurs de théâtre. Des personnalités fictives, anonymes, dissimulées derrière des écrans de smartphone ou des masques carnavalesques peuplent les salles de l’ancien hôtel Rochegude qui accueille temporairement la programmation du centre d’art. À travers les œuvres de huit artistes, l’exposition conçue par Anne-Lou Vicente, Raphaël Brunel et Antoine Marchand interroge les enjeux identitaires liés au développement des technologies numériques. Malgré l’hétérogénéité des approches et des langages visuels, les œuvres semblent toutes plus ou moins issues d’un même processus de création : un geste d’appropriation.
À l’entrée de l’exposition, des robes de cérémonie amérindiennes suspendues à un support en métal oscillent au moindre courant d’air. Les Ghost Dresses d’Ingrid Luche sont des enveloppes de tissu vides, privées de leur fonction rituelle, sur lesquelles l’artiste a imprimé des images glanées sur internet. On y distingue des photos de paysages américains empruntées à Richard Prince et des screenshots de la jeune youtubeuse Nasim Najafi Aghdam tristement connue pour s’être donné la mort au siège de YouTube après avoir assisté, impuissante, à la perte de ses followers. Le geste d’emprunt qui est à la base des pièces d’Ingrid Luche est aussi à l’origine de l’intrigante série de posters Claire’s de Kevin Desbouis. Il s’agit de portraits réalisés à partir de captures d’écran de vidéos YouTube de jeunes filles en train de se faire percer les oreilles. Le travail de retouche de l’image a transformé ces jeunes filles en des présences désincarnées et évanescentes, des effigies de madones survivantes d’un monde sur le point de s’écrouler.
Enchâssées dans l’espace de l’ancienne bibliothèque de l’hôtel, les sculptures de Guillaume Constantin sont, elles aussi, issues d’une opération d’appropriation. L’artiste présente des impressions 3D de fragments de corps féminins de statues de la Renaissance qu’il réalise à partir de fichiers mis en ligne par différents musées. En adoptant un processus de travail similaire, l’artiste hollandaise Anouk Kruithof réalise ses assemblages photographiques à partir d’images empruntées au service de sécurité des transports américain. Enfin, la vidéo de l’artiste portuguais Pedro Barateiro se présente, elle aussi, comme une séquence d’images issues de la culture populaire accompagnée d’une réflexion poétique sur l’impact de l’infosphère et de l’environnement médiatique sur la vie des individus.
L’idée du masque comme déguisement qui s’appliquerait au visage pour en cacher les vrais traits apparaît aujourd’hui obsolète. Les frontières entre réalité et apparence deviennent de plus en plus insaisissables. C’est ce qui émerge de la vidéo du duo d’artistes français Emilie Brout et Maxime Marion transformant leur propre histoire d’amour en un film susceptible d’être acheté sur la banque d’images Shutterstock ; ou des œuvres de l’artiste grecque Eleni Kamma qui, dans ses dessins et vidéos, questionne la position de style.css l’étranger et de l’immigré à travers une revisitation des masques grotesques issus du théâtre populaire.
« Le “monde vrai”, nous l’avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ? Mais non ! Avec le monde vrai nous avons aussi aboli le monde des apparences ! » (Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles)Lire sur le site de Zérodeux
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Mathilde Bardou
Art Press
2019
Art Press, 2019
Histoire(s). Des artistes chez l’habitant
Festival Des artistes chez l’habitant, 20e édition, Fiac (Tarn), 13-15.09.2019
Cela fait cette année 20 ans que l’Afiac (Association fiacoise d’initiatives artistiques contemporaines) favorise la production et la diffusion d’œuvres d’art contemporain dans la commune tarnaise de Fiac et alentour. Chaque été, le festival Des artistes chez l’habitant, temps fort de l’association, introduit l’art dans les foyers. Dans le village de Fiac (Tarn), petit de taille mais grand d’initiatives, s’est installée depuis 20 ans l’Association fiacoise d’initiatives artistiques contemporaines. Elle est couramment nommée l’Afiac, jouant sur la sonorité évocatrice de son acronyme et se laissant volontiers appeler la Fiac ou la Fiac de Fiac. Tout au long de l’année, l’association contribue à la production et à la diffusion de l’art contemporain sur le territoire rural, invitant des artistes de la scène nationale et internationale. Trois à quatre résidences d’artistes ont lieu chaque année avec des établissements partenaires – comme la récente exposition Amor Armada de Floryan Varennes à la Maison des métiers du cuir de Graulhet –, auxquelles s’ajoutent des soirées dédiées à la performance et, tous les étés, le festival Des artistes chez l’habitant (anciennement appelé + si affinité), week-end phare rayonnant bien au-delà de la commune.
Donner corps
Le principe incite à la rencontre : une dizaine d’artistes sont accueillis dans des familles fiacoises une semaine ou deux pendant l’été. Le travail mené lors de cette résidence chez l’habitant, de préférence imprégné du lieu ou de la rencontre, s’ouvre ensuite au public durant trois jours de septembre. Au fil de l’itinéraire menant à chaque maison, amateurs d’art, professionnels et néophytes établissent un dialogue fécond avec les artistes et leurs hôtes. Christian Ruby, philosophe, l’avait soulevé en 2011 lors d’une conférence en parallèle du festival : « L’Afiac ne se contente pas d’occuper des lieux publics, elle vise à donner corps à un espace et une parole publics. »1 C’est sous le thème « Histoire(s) » qu’Antoine Marchand (directeur artistique du centre d’art Le Lait, à Albi, fraîchement labellisé Centre d’art contemporain d’intérêt national), commissaire général du festival – qui succède au directeur artistique et membre fondateur Patrick Tarrès –, accompagné de Paul de Sorbier (directeur artistique de la Maison Salvan, à Labège) et de Emmanuelle Hamon (responsable des expositions et de la diffusion en région au musée des Abattoirs - FRAC Occitanie de Toulouse) ont proposé à Guillaume Constantin, Anne Deguelle, Célie Falières, Ariane Loze, Bettina Samson, Adrian Schindler, Nissrine Seffar, Emmanuel Simon et Florent Poussineau de faire partie de l’aventure.
Partie de campagne
Si l’on croisait Ariane Loze à Fiac au début du mois d’août, elle disait qu’elle venait juste d’arriver, et qu’elle avait envie de prendre le temps. C’était l’été, la campagne et le soleil lui faisaient du bien. Le film qu’elle a réalisé chez Rosi et Sanni se révèle un questionnement véritable sur la productivité au travail, sujet qu’elle abordait déjà dans ses précédentes performances vidéo. Ariane Loze écrit, tourne et monte ses vidéos, dont elle interprète tous les personnages. Comme dans une boîte crânienne, les multiples réflexions de ces femmes qui n’en sont qu’une, contradictoires ou complémentaires, interrogent, doutent, reviennent à la raison, vont de l’avant… À Fiac, elles sont en vacances, il y a la fête au village, un piano dans la maison, des mots croisés. C’est délicieux. Mais elles se disent qu’il faudrait quand même s’y mettre, faire un film. La fin laisse entendre qu’un film dans le film va commencer. Tout en haut de la colline, la maison de Philippe est en travaux. Emmanuel Simon, comme à son habitude, invite d’autres artistes à venir travailler avec lui : faire collectif. Côme Calmettes, Lori Marsala et Léa Vessot le rejoignent pour investir les murs de cette maison, dont les multiples couches de papier peint, de peinture et de plâtre superposées semblent dévoiler la mémoire. Ils ont interrogés les habitants de Fiac sur les souvenirs qu’ils gardaient des éditions précédentes du festival. L’enregistrement de ces témoignages résonne dans les murs de la maison et on retrouve gravées au cutter des bribes de ces paroles. C’est la tête emplie des voix, des couleurs et des lignes de cette maison que nous redescendons la colline, pour s’arrêter face à un garage ouvert d’où une parole nouvelle et cadencée attire notre attention : « un lac, un canal, la mer. » Les photographies d’Adrian Schindler prennent place dans le désordre de ce débarras. On les cherche des yeux, on les confond peut-être avec ce qui était déjà là. Une voix enregistrée de femme parle d’eau, de pleurs et de baignades, de rires et de disparition. Elle raconte des bribes de vécu, réel ou fantasmé. Ce travail d’écriture agit comme un révélateur d’images et quitter ce lieu donne le sentiment de sortir la tête de l’eau.
Trous et vestiges
En descendant encore, on visite l’installation de Nissrine Seffar qui prolonge son travail de photographie et de dessin autour du camp de Rivesaltes. Et en-deçà du village, les tableaux-sweat-shirts et les sculptures-objets-3D de Guillaume Constantin interrogent la conservation et la disparition des œuvres d’art à l’ère de la reproductivité. Pour la suite, il faut prendre la voiture, le temps d’aérer notre esprit dans les collines moissonnées, jusqu’au trou de la piscine de David et Jessie, en chantier depuis de nombreuses années, que le temps a usé avant qu’elle ne soit terminée. Célie Falières a peuplé cette fosse aux allures de fouille archéologique de grandes sculptures de plâtre réalisées à partir d’objets collectés dans un rayon géographique précis. Puis les allées du golf de Fiac nous mènent aux travaux d’Anne Deguelle qui installe dans le jardin, feuilles d’or sur plaques de schiste, le diagramme de Melencolia I de Dürer, ainsi qu’un porte-bouteilles, celui de Duchamp, et les biscuits en forme d’étoile rappelant le précieux sablé conservé par l’écrivain Raymond Roussel et retrouvé par Georges Bataille au marché aux puces. La parcelle de terrain de Jasper et Valérie pénètre comme une anse dans le golf, précisément entre le trou 9 et le trou 10. Bettina Samson nomme cet espace le 9 et demi. Zone hors-limites, où les balles se perdent et les points également. De grands piquets à drapeaux dessinent un cercle et laissent voir à chaque pied un trou dans lequel un miroir reflète une variété d’images. En s’éloignant de ces anamorphoses cachées, les joueurs de golf qui nous ignorent semblent réellement appartenir à un autre monde, et inversement, sans doute.
« On y était »
Pour découvrir le neuvième artiste, il fallait être là le jour du vernissage, et goûter au banquet de Florent Poussineau, ou plutôt le dévorer : la nourriture joliment disposée à même la table et les poulets couverts d’or à dépiauter avec les doigts ont vite donné des airs de barbares aux convives. En marge de cette édition, l’exposition On y était présentait œuvres et témoignages d’artistes ayant participé au festival. Parmi eux, Joël Hubaut, Thierry Boyer, La Cellule (Becquemin et Sagot), Enna Chaton, Marie-Johanna Cornut, Nicolas Daubanes et Pablo Garcia ou encore Edwige Mandrou ont manifesté l’intérêt de cette expérience de séjour chez un inconnu. Entrer dans l’intimité des gens et des lieux déplace de facto leur pratique hors des circuits conventionnels de production et d’exposition. Sous les néons de l’ancienne piscine à ciel ouvert où se déroulait le festin, Fiac a vivement fêté les vingt ans d’un festival hors-normes, riche de toutes les histoires qu’artistes, habitants, élus, visiteurs et commissaires vivent ensemble, auprès des œuvres, le temps d’un week-end.
1. Christian Ruby, « Anarchisation et/ou émancipation du spectateur », 2011, conférence donnée lors du festival + si affinité de 2011.
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Daniel Guionnet
Point contemporain
2016
Point contemporain,2016
En miroir de l’un, l’autre
Guillaume Constantin, récemment invité à pénétrer les réserves du Musée des Beaux-Arts de Rouen, en a extrait deux œuvres d’art qu’il a réactivées sous forme d’images et d’un texte pour la revue Écarts 1. Un jeu sur la notion de découverte et de fouille qui contraste avec la rigueur scientifique qui régit les règles de conservation. En déplaçant ces objets, Guillaume Constantin évoque d’autres récits, des ouvertures vers des imaginaires qui nous rappellent les mécaniques poétiques des Surréalistes qui auraient pu s’emparer de ce buste de femme anonyme et de ce livre miroir pour bâtir des récits amoureux et enchantés.
Comment s’est passée ton immersion dans les réserves du Musée des Beaux-Arts de Rouen ?
N’ayant eu accès à la réserve que pendant trois heures, j’ai donc dû aller très vite pour trouver des objets qui m’intéressaient. Ce compte à rebours a donné une drôle de dimension à cette recherche. J’ai trouvé dans ce temps très court deux objets : un curieux faux livre-miroir (début du XIX e siècle) et un buste très abîmé de 1880. Le hasard a fait que j’ai été accompagné par le régisseur qui, à la différence d’un conservateur dont l’approche d’une pièce est historique, théorique ou même scientifique, a pu m’apporter un autre regard, plus concret peut-être, en précisant par exemple que ce buste n’a pas été montré depuis au moins 40 ans. Sais-tu par avance ce que tu vas chercher comme formes ou objets avant d’entrer dans une réserve ? J’ai évidemment mes préférences mais dans ce cas-là, le jeu était plutôt axé autour de la découverte, de ce qui pouvait résonner avec mes lectures du moment et d’arriver à mêler mes intuitions et le contexte spécifique. Comme pourrait le faire un.e commissaire d’expositions. C’est un exercice qui finalement s’apparente à celui qui m’arrive quotidiennement dans la série photographique des Everyday Ghosts quand apparaît une forme que je dois exploiter. Les gestes sont alors de l’ordre de la compréhension et du saisissement de l’objet. Ça peut aller très vite, un clic photographique ou être un processus de construction plus lent comme mon travail autour des lithophanies 3. Ces échanges de contexte, ces déplacements sont récurrents dans ma manière de travailler.
Peut-on aussi dire que le display te permet, par le déplacement d’objets, d’ouvrir sur de nouvelles lectures, de voir les choses différemment ?
C’est exact. Cette idée de présentation qu’évoque le mot display se relie à la question de la finalité de l’œuvre. Ici, ces œuvres du musée des Beaux-Arts de Rouen allaient apparaître dans un magazine d’art contemporain 1. Ainsi le regard qui se porterait sur elles serait différent que celui d’une revue d’archéologie ou d’histoire de l’art. Par les prises de vue, j’ai souhaité accentuer ce rapport au portrait, aux détails, au vieillissement du plâtre, à l’usure qui sont finalement très émouvants. De ce buste qui est celui d’une jeune femme, inévitable sujet de la tradition sculpturale, j’ai voulu souligner son état matériel qui, d’un point de vue de la convention muséale, est trop abîmé pour être montrable.
Comment as-tu travaillé à partir de tes deux trouvailles ?
Cette invitation au Musée des Beaux-Arts de Rouen était liée à l’écriture d’un petit texte reliant des images de ces deux objets. Comme il était difficile de déplacer le buste, un photographe l’a pris suivant mes indications directement en situation dans la réserve. Pour le livre-miroir, les prises de vue documentaires, extrêmement précises, ont été faites dans le studio photographique du musée, ce qui était d’autant plus intéressant et logique en regard du statut de cet objet. Celles-ci permettent de montrer les singularités de ce petit objet qui pourrait être presque anecdotique. En associant les différentes images, s’est posé un petit jeu de miroir pouvant évoquer Narcisse pétrifié par une apparition dans l’eau … ce qui est devenu quelque peu l’objet de ma notice accompagnant les vues photographiques.
Ton travail pose la question de la conservation, de la valeur historique…
Partiellement, en discutant avec des conservateurs j’ai souvent été surpris d’apprendre quels sont les partis pris de sauvegarde de certains objets au profit d’autres. Même s’il y a indéniablement une caution scientifique et historique, ce sont tout de même des personnes qui défendent de manière subjective certaines œuvres et certains courants. Il y a sans doute une donne générale mais il y a aussi une idée de tendance, de mode aussi à l’endroit du milieu de la conversation muséale. Cette part subjective m’intéresse car il peut y être plus question de sentiment que de vérité.
Qu’est-ce qui t’intéresse plus particulièrement dans une pièce que tu exhumes d’une réserve ?
Les conservateurs de musée ont des critères bien précis qui fait que la pièce peut être présentée au public, avec cette volonté de lui redonner le plus possible son aspect originel. Je prends le problème à l’envers : jouer avec l’objet tel quel, avec son vieillissement, son caractère fragmentaire, plutôt que de sa valeur historique ou esthétique. Si le restaurateur rénove les pièces, de mon côté je les remets juste au jour, un peu à la manière de l’archéologue qui vient de trouver quelque chose qu’il ne connaît pas encore. Ce qui me permet de travailler avec des choses de nature différente. Cette question du mystère de la source me touche : le moulage du visage de l’inconnue de la Seine 3 est celui d’une jeune femme dont on ne connaît pas exactement l’origine. La légende dit que c’est une jeune fille qui se serait noyée. Une légende qui existe surtout grâce à une forme de fascination pour ce masque quasi-mortuaire enclenchant ainsi toute une littérature. C’est un mécanisme de construction assez passionnant qui mêle mémoire, émotion, hypothèse et interprétation.
1. Revue Écarts, un projet éditorial initié par Aurélie Sement
2. La chambre #13 : Guillaume Constantin, Aubervilliers exposition jusqu’au 10 septembre
3. L’inconnue de la seine – un songe, une exposition de Marie Cantos
Lire sur le site de Point Contemporain
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Raphaël Brunel
Zérodeux
2015
Zérodeux, 2015
Arrondir les angles
Eternal Gallery, Tours, du 17.05 au 05.07.2015
Tout un pan du travail de Guillaume Constantin semble viser à fondre dans un même mouvement l’objet et la sculpture, à activer l’un(e) par l’autre dans un rapport d’égale dépendance. Cette approche se cristallise particulièrement dans la série d’installations Fantômes du Quartz dont le titre aussi programmatique qu’évocateur 1 suggère une stratification de matières et de temporalités, un réservoir à histoires et à mémoires ne s’inscrivant plus tant dans une généalogie des pratiques héritées du ready-made que dans l’exploration formelle et culturelle d’un territoire du sensible.
Comme un certain nombre d’artistes de sa génération, Guillaume Constantin s’intéresse à la collection, aux cadres et conditions de sa constitution comme à son potentiel discursif et narratif. Cependant, son travail consiste moins à présenter les évolutions d’un ensemble cohérent rigoureusement amassé au fil des années, qu’à favoriser, dans un espace-temps donné, la convergence et la rencontre d’objets de nature et de provenance diverses. De cette réunion impromptue et des agencements qu’elle induit se dégagent les enjeux d’une mise en circulation et en lumière des formes autant que les paramètres d’une instabilité venant renégocier l’échelle des valeurs habituellement en cours dans les systèmes de classification.
Aussi cette logique trouve-t-elle toute sa place à l’Eternal Gallery logée dans les anciens octrois de Tours par où transitaient, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les marchandises soumises au prélèvement fiscal. Guillaume Constantin reprend à sa manière cette inscription économique en y faisant cohabiter sans hiérarchie des éléments extirpés de la gypsothèque de l’école des Beaux-Arts de Tours, des Archives municipales ou de son fonds personnel, mais aussi, histoire de brouiller davantage les questions de l’origine et de la qualité tout en jouant à plein celles de la transmission et l’accessibilité, des objets restaurés ou réalisés par une imprimante 3D à partir de fichiers open source ou de pièces ne pouvant être empruntées. Ce cabinet de curiosités se révèle remarquable par « la pauvreté » et l’étrangeté de ces formes décontextualisées, sans espoir d’être un jour exposées dans un musée, mais dont l’aspect décalé et difficilement identifiable leur confère un inattendu pouvoir d’évocation, une attirance engageant autant le regard que le toucher.
Pour accueillir cet ensemble hétérogène, Guillaume Constantin conçoit, comme à son habitude, une structure, sorte de squelette, à partir de différents matériaux semi-industriels (MDF teinté, contreplaqué, éléments décoratifs façon Louis XVI). Avec ce « meuble » aux airs de machine mnémonique, il fait glisser les enjeux de la sculpture vers ceux de la muséographie et de la scénographie, produisant un « hypersocle » qui fait œuvre en soi tout en remplissant une fonction de monstration, selon une certaine conception de l’autonomie. Quelque part entre Haim Steinbach et Robert Morris, mais aussi dans un va-et-vient permanent entre rapport affectif aux objets et mise à distance par la sculpture, Guillaume Constantin propose des dispositifs propres à la spéculation et au jeu de piste, dans les plis et replis desquels se tapissent une multitude d’histoires potentielles. L’artiste file d’ailleurs la métaphore deleuzienne à travers le titre de l’exposition et par le recours au vocabulaire baroque de la courbe et du plissé. Ainsi, à l’étage supérieur de la galerie qui abritait le logement du gardien de l’octroi, recouvre-t-il les murs de lés de liège isophonique pendant en drapé jusqu’au sol. Les caractéristiques et l’odeur de ce matériau singulier reconfigurent l’espace en cellule monacale propice à explorer les « plis dans l’âme ».
Quant aux fantômes, ils sont évidemment partout, dans les pièces qui se dissimulent ici et là dans l’exposition, dans ces objets si particuliers qui attirent l’attention sur un détail ou une texture, dans les Everyday Ghosts, série de photos présentée ici sous forme de journal, dans lesquelles du quotidien surgit soudain le fantastique. C’est cette latence, cette manière d’appréhender les choses par la marge ou par les bords, dans un double mouvement d’extrême subjectivité et de neutralité, qui semble motiver la pratique artistique de Guillaume Constantin. Il faudrait par ailleurs passer en revue les titres de ses expositions personnelles2, on y découvrirait sûrement, se constituant peu à peu en index, les clés de lecture d’une œuvre où cohabitent fugacité, mise en mouvement, réemploi et persistance de l’objet et de l’image.
1. Cette série tire son nom du quartz fantôme, un cristal dont la transparence laisse apparaître très nettement les différents stades de sa croissance, mettant ainsi en lumière une accumulation d’époques et de spectres figés dans la matière.
2. La Constante des variables, CRAC Occitanie-Méditerranée, Sète ; Penser les objets par les bords, Mac/Val, Vitry-sur-Seine ; Si personne ne me voit je ne suis pas là du tout, Cryptoportique, Reims.
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Marie Chênel
Art Press
2014
Art Press, 2014
Si personne ne me voit je ne suis pas là du tout
La pratique de Guillaume Constantin a trait à l’image en ce qu’elle est hantée par ses propres modalités d’apparition, de fixation. Les yeux grand ouverts sur le fugitif coincé dans le permanent, ou inversement, toujours sensibles à ce qui, du passé, affleure au présent.
Ainsi des Everyday Ghosts, une série photographique débutée en 2008 où les drapés, les ombres, les accidents de surface l’emportent. Les saisies sont instinctives, quotidiennes, le vécu presque mystique : « ce sont les objets qui apparaissent, et non moi qui les vois » précise l’artiste. D’abord diffusés par voies numériques, en réponse à leur mode de production, rapide, avec l’outil le plus proche, un téléphone glissé dans la poche, les Everyday Ghosts se sont peu à peu incarnés sur papier ; sans jamais se libérer d’une certaine précarité, toujours liés à une logique tenant ensemble création et restitution. Ce sont des images travaillées par l’éphémère, leur statut est une question.
La présence de quelques Everyday Ghosts au sein de l’exposition personnelle de Guillaume Constantin au Cryptoportique de Reims est discrète. Elle semble anecdotique, elle pourrait être essentielle. Elle informe, oriente le regard à poser sur l’installation principale, in situ : ici il y aura apparition, disparition, prégnance du mille-feuille des temps. Si le clin d’œil au minimalisme (Robert Morris en particulier) tient de l’évidence, ses codes sont rejoués par un artiste dont la sensibilité a été marquée au fer de ses lectures : Arasse, Caillois et Didi-Huberman ne seront jamais loin.
L’espace d’exposition est une galerie souterraine fraîche et humide, divisée en deux travées par une rangée centrale de piliers. L’accès à la première travée - celle dont la paroi est percée par des ouvertures qui déversent le jour - est d’abord empêché. L’installation, interdisant ainsi le passage d’une travée à l’autre en divers endroits, montre le chemin de la déambulation.
Les contraintes de ce lieu patrimonial d’origine gallo-romaine ont constitué le socle de l’intervention sculpturale de Guillaume Constantin. Puisque aucun trou ne saurait être percé, il a profité des profondes encoches laissées sur les piliers par d’anciennes activités marchandes pour y encastrer des tasseaux de bois, un voire deux par entrevous. Son œuvre vient littéralement se loger dans les stigmates du passé. À ces tasseaux sont suspendus plusieurs lés de liège d’isolation, un matériau industriel couramment utilisé comme sous-couche. C’est un matériau de l’entre-deux, conçu pour l’invisibilité, que l’artiste emploie depuis 2010 selon un protocole de pliage par gestes simples, et sans procédé de fixation. Ici, les lés d’un mètre de large se succèdent jusqu’à recouvrir la longueur de chaque tasseau. Le tombé est travaillé, le pli introduit, mais - entorse inédite au protocole - des aimants aident à en conserver la mémoire. Par endroits, au sol, des lés ont enfin été pliés, superposés, entreposés.
Guillaume Constantin propose ainsi une œuvre in situ à la présence réfléchie, ouverte à l’expérience active d’un lieu dont elle souligne la mémoire de fonctions passées (déambulation, commerce, stockage) autant qu’elle en révèle la perception au présent.
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Nicolas Giraud
Zérodeux
2014
Zérodeux, 2014
Si personne ne me voit je ne suis pas là du tout
FRAC Champagne-Ardenne au Cryptoportique, Reims1, 10.05 — 22.06.2014
Les œuvres de Guillaume Constantin, dans leurs relations entre elles comme dans leur singularité, apparaissent toujours à la fois précisément pensées et parfaitement instinctives. Le paradoxe n’est qu’apparent, c’est le propre du travail de Guillaume Constantin que de concilier cet antagonisme, et quelques autres. Son exposition au cryptoportique de Reims en est exemplaire : dans un espace ample et architecturalement fort, il inscrit une proposition qui semble moins in situ que faisant déjà partie du lieu. Entre les piliers qui séquencent l’espace, il a suspendu des lés de l’un des matériaux techniques qu’il affectionne, un mélange de liège et de caoutchouc. Bien qu’elles structurent le parcours du spectateur, les formes mises en place semblent presque appartenir au lieu et, selon la position que l’on occupe, peuvent même disparaître.
Si l’intervention, de facture post-minimaliste, s’intègre si facilement à l’édifice gallo-romain, c’est qu’elle établit une zone franche. Comme souvent chez Guillaume Constantin, le matériau « pense » : le recours à ces matériaux techniques n’est pas un choix de neutralité mais plutôt le parti pris d’une opérativité. Habituellement choisis pour leurs propriétés, les plaques de médium teinté, les isolants thermiques et soniques ou les bois traités déploient là des qualités propres. Conçus pour structurer et fonctionner à couvert, ils tissent avec les lieux dans lesquels ils sont mis en œuvre, des échos formels et conceptuels.
À Reims, comme dans les récentes expositions de l’artiste à Sète ou à Montreuil, la mécanique de l’œuvre s’amorce par le choix et la voix propre de chaque matériau. Ce qui semble au premier abord une nonchalance vis-à-vis du travail s’avère être un geste sculptural accompli. En procédant ainsi, Guillaume Constantin résout le rapport conflictuel entre les tropes minimalistes et la question de la sensibilité. Ce qui est notamment en tension dans le travail de Robert Morris, cette tentative de conciliation entre expression et neutralité des formes, trouve ici une solution. Le matériau n’intervient plus seulement comme support d’une forme, il est la base d’un mouvement d’archéologie critique. Son choix, comme celui du protocole par lequel il se déploie, fonctionne comme un révélateur du site. En utilisant des encoches existantes dans les piliers, l’artiste court-circuite la fonction patrimoniale du bâtiment pour en remobiliser les fonctionnalités d’origine. Les lés qu’il y installe font simultanément signe vers le display et vers le drapé ; la neutralité même de l’intervention et de son protocole permet d’ouvrir tout un répertoire de formes.
Dans ce jeu, Guillaume Constantin semble intervenir à peine, réfléchir à des questions annexes, travailler en bordure. Il semble se préoccuper du lieu, des objets, des matériaux, comme s’il s’agissait avant tout de les réunir sans heurt, de littéralement les « mettre en cheville ». C’est en se faisant l’ingénieur de son propre travail qu’il rend possible une circulation féconde entre ses œuvres et l’entours. Le résultat n’est jamais autoritaire, il est toujours un mouvement circulaire par lequel l’œuvre éclaire le contexte et le contexte, en retour, éclaire l’œuvre.
1. Programmation hors les murs du Frac Champagne-Ardenne
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Laure Jaumouillé
Zérodeux
2013
Zérodeux, 2013
Le Tamis et le sable, 3/3 : La méthode des lieux
Dans l’espace de la Maison populaire, les commissaires en résidence Anne-Lou Vicente, Antoine Marchand et Raphaël Brunel proposent de « remettre en jeu » l’exposition, envisagée comme le médium d’une réflexion plurielle sur les notions de mémoire et de transmission des savoirs. Grâce à l’intervention scénographique de Guillaume Constantin, les œuvres de différents artistes dialoguent par leur insertion à l’intérieur d’un display original. Invité à concevoir une œuvre autonome prenant la forme d’un dispositif architectural, ce dernier élabore une projection tout à la fois mentale et physique de son propre « palais de mémoire ».
Ce terme – issu des traditions respectives de la rhétorique et de la dialectique – désigne une méthode ancestrale utilisée par les grands orateurs grecs afin de mémoriser de longs discours 1 : c’est en imaginant sa déambulation dans un espace architectural fictif que le rhéteur engage un processus mnémotechnique effectif. Le display ainsi conçu par Guillaume Constantin se compose de modules éclatés agissant autant sur l’espace d’exposition que sur la perception des œuvres. En introduisant dans leurs recoins et interstices de petits ready-made – autant d’objets trouvés et collectés durant la préparation du projet –, il invite le spectateur à faire l’expérience sensible de la mémoire de l’exposition. À l’intérieur de ce dispositif, dont la spécificité résiderait en sa capacité à réunir les œuvres convoquées tout en manifestant la diversité des questions qu’elles suscitent, les notions de transmission et d’histoire se trouvent sollicitées par des artistes qui tendent à démultiplier leurs enjeux par la quête des «au-delà» de la seule écriture historiographique 2.
C’est ainsi qu’ils convoquent tour à tour le corps, l’image, la voix, ou encore l’objet pour interroger une pluralité de traces mémorielles. En contrepoint à l’héritage moderne du projet encyclopédique des Lumières, l’exposition La Méthode des lieux envisage notre relation à la connaissance par la production de formes artistiques déliées d’une écriture rationalisée ou encore optimisée. Au centre de l’espace, Odires Mlászho propose une installation composée de cinq volumes d’un annuaire d’avocats dont les pages ont été ouvertes une à une, afin d’échafauder leur enchevêtrement sous la forme d’une architecture archaïque et abyssale. Par une telle proposition, l’artiste brésilien déjoue les fondements de la production de savoir occidentale pour les réifier par un procédé d’hybridation. L’exposition accueille en outre Point of no return (2011), une œuvre d’Oriol Vilanova mise en relation avec le manifeste Auto-Destructive Art de Gustav Metzger (1959). Dans une vitrine ouverte, l’artiste espagnol présente la première édition de La Société du Spectacle de Guy Debord, dont il a effacé le texte à la manière des copistes des VII e et XIIsup> e siècles usant de la méthode du palimpseste.
Ce faisant, l’artiste interroge la patrimonialisation possible d’une pensée critique autant qu’il ouvre la question de la destruction et de la perte irréversible des données. Alors qu’il publiait son ouvrage culte en 1967, Guy Debord dénonçait la disparition du réel dans un « spectacle » omniprésent 3. Le choix d’Oriol Vilanova quant à l’effacement de ce texte en particulier induirait une réflexion sur ce qui nous attache à nos spectacles contemporains. En écho à cette interrogation, l’artiste français Nicolas Maigret présente une installation vidéo intitulée The Pirate Cinema (2013). Grâce à la mise au point d’un logiciel spécialisé, l’artiste diffuse en temps réel la captation de l’ensemble des échanges peer to peer sur la trame internet mondiale. Si l’œuvre témoigne de la multiplicité des échanges relevant de notre culture populaire, elle fait aussi le constat de transits majoritairement consacrés aux seuls blockbusters échappant aux restrictions législatives 4. Envisageant la connaissance par le biais de transmissions corporelles, langagières, textuelles, informatiques ou encore plastiques, La Méthode des lieux enjoint au visiteur de repenser le travail de mémoire nécessaire à la survivance de nos productions cognitives et esthétiques les plus riches.
1. Les notions de « palais de mémoire » et de « méthode des lieux » désignent toutes deux ce même procédé mnémotechnique.
2. Nous entendons ici l’écrit comme inaugurant la notion traditionnelle de l’Histoire, par opposition à ce qu’il est commun d’appeler la Préhistoire.
3. « La réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel » : in Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967, Gallimard, Folio, p.31.
4. Ainsi se pose la question épineuse de ces transferts de fichiers restreints par la loi Hadopi, dont les enjeux controversés mériteraient de faire l’objet d’un véritable débat public.
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